Chronique

Orchestre National de Jazz Daniel Yvinec

Around Robert Wyatt

D. Yvinec (dir), V. Artaud (arr.), E. Risser (p, fl, divers), V. Lafont (kb, elec.), Antonin-Tri Hoang (as, cl, p), Matthieu Metzger (sax, elec.), Joce Mienniel (fl, elec), Rémi Dumoulin (sax, cl), G. Poncelet (tp, p, synth, elec), P. Perchaud (gtr, bj), S. Daniel (b, cor, eff.), Y. Serra (dr)

Label / Distribution : Bee Jazz

Une évocation de l’univers si particulier de Robert Wyatt comme première carte de visite pour l’ONJ version Daniel Yvinec - un pari à haut risque que le nouveau directeur artistique [1] relève avec toute l’élégance due à celui qui est entré de son vivant dans la légende de la musique anglaise. Bien déjoué, Mister Yvinec !

En 2005 déjà, Franck Tortiller embarquait l’Orchestre National de Jazz sur des chemins un peu éloignés des grands axes du jazz en s’attaquant au répertoire de Led Zeppelin avec un projet baptisé Close To Heaven [2], que l’auteur de ces lignes avait salué dans son carnet de bord voici plus de trois ans sous forme de lettre ouverte.
Et voici que Daniel Yvinec se pique de nous faire partager sa vision d’un personnage inclassable à qui une horde d’inconditionnels voue un véritable culte, Robert Wyatt. Il faut être un peu fou pour oser traduire l’univers a priori inadaptable d’un homme dont l’histoire personnelle est en elle-même singulière. Aussi nous pardonnera-t-on de retracer avant tout, dans les grandes lignes, le passé de ce musicien sans égal, batteur dadaïste puis chanteur-compositeur habité à l’inimitable timbre haut-perché.

Remontons à la fin des années soixante lorsque, en compagnie d’amis nommés Kevin Ayers (guitare) et Mike Ratledge (claviers), vite rejoints par le bassiste Hugh Hopper après le départ de Daevid Allen, Robert Wyatt élabore une folle et savante construction qui demeure le socle fondateur d’un mouvement nommé École de Canterbury.
Soft Machine, fille naturelle des Wilde Flowers, est née. Elle mêle joyeusement jazz, rock et autres lubies psychédéliques qui vont faire de ses créateurs des « architectes de l’espace temporel ». Petit à petit, disque après disque - dont le troisième, double album sobrement intitulé Third, recèle « Moon In June », joyau signé Wyatt et démontrant tout son potentiel sur une face entière —, le groupe se tourne vers un jazz moins feu follet, trop sage aux dires de certains…
Sans doute de quoi susciter un début d’ennui chez son batteur, qui préfère se mettre en disponibilité le temps d’un premier disque solo (The End Of An Ear, 1970) avant de le quitter pour fonder une autre machinerie [3] Deux albums et un sublime « O Caroline », composition émouvante où la voix de Wyatt et son délicieux cheveu sur la langue serrent le cœur et donnent la chair de poule.
Mais il n’y aura pas de troisième disque ; juste une chute stupide, sur plusieurs étages, un soir d’excès, et la paralysie, de longs mois d’hôpital. C’est un Wyatt paraplégique qui ressort de cette épreuve, mais un Wyatt transfiguré qui publie un chef d’œuvre absolu, Rock Bottom (1974) sous la houlette de Nick Mason. Disque-phare, œuvre majeure constamment sous tension, et qui vous empoigne dès la première seconde de « Sea Song » pour ne plus vous lâcher. A toute chose malheur est bon, prétend-t-on, même si nul ne peut dire ce que serait devenu Robert Wyatt sans cet accident. Toujours est-il que cet album l’élève au rang d’artiste culte dont chaque note jouée ou chantée avec une grande économie de moyens — son univers étant marqué par le minimalisme – fait le bonheur de ses fidèles. Difficile d’échapper à l’envoûtement…
La discographie de Robert Wyatt est abondante et ses participations (Henry Cow, Hatfield & The North, Michael Mantler, John Greaves… pour citer les plus connues), nombreuses. On pourra néanmoins recommander ces pépites que sont Ruth Is Stranger Than Richard (1975), Old Rottenhat (1985), Dondestan (1991), Shleep (1997), Solar Flares Burn For You (2003), Cuckooland (2003), Comicopera (2007). Robert Wyatt est au centre de tant d’admirations qu’il n’est guère étonnant qu’un passeur de la trempe de Daniel Yvinec ait choisi d’en faire son premier sujet d’étude au sein de l’ONJ.

« Robert Wyatt, c’est une histoire qui remonte au début de mon adolescence, des bribes de sa musique comme des promesses de liberté, des portes entrouvertes conduisant entre les chemins sinueux qui trouvent leur tracé entre le jazz, la pop et mille autres choses qui ne portent pas toujours un nom… » Excellente idée tant le travail qu’il nous propose avec Around Robert Wyatt [4] est d’une grande élégance, respectueuse sans être obséquieuse. Jamais confit dans la dévotion – même si l’on sent tout de suite qu’il est le fruit d’une admiration sincère et humble – ce disque-hommage ose mettre l’ONJ au service d’une expression artistique respectant le format initial de sa source - la chanson - plutôt que de la travestir un peu artificiellement en musique jazzifiante. Autrement dit, Yvinec a fait le choix de reprises qui sont souvent transfigurées mais qui, jamais, ne trahissent le répertoire de Wyatt. Les plus orthodoxes de l’étiquetage vont peut-être grincer des dents, mais ils auront tort de bouder leur plaisir devant un si belle recomposition.

Il faut dire aussi que, au-delà de ce séduisant aréopage que constitue l’ONJ, Daniel Yvinec a su s’entourer pour mener à bien son projet. En premier lieu en conviant un autre roi du crossover [5], Vincent Artaud, dont les arrangements subtils sont en parfaite symbiose avec le parti-pris originel de Wyatt : chaque note a sa raison d’être et les enluminures sont de magnifiques écrins pour les voix-reines - car la voix est bien l’élément vital d’Around Robert Wyatt, et comment pouvait-il en être autrement quand on sait à quel point l’univers du compositeur est « porté » par la sienne ? La voix captée seule [6] avant que les musiciens ne la parent de leurs plus beaux atours instrumentaux.

Mais là où Daniel Yvinec semble vouloir aller plus loin dans son pari un peu fou, c’est lorsqu’il fait appel à d’autres voix, auxquelles on n’aurait pas forcément pensé. Celle de la chanteuse malienne Rokia Traoré en est le meilleur exemple : avec elle, il ose s’attaquer au monumental « Alifib », (Rock Bottom), composition éminemment personnelle et réputée inadaptable car elle constitue une magnifique déclaration d’amour à Alfreda Benge, compagne de Wyatt. Le chant susurré de ce dernier, ses onomatopées balbutiantes et comme surgies d’un long coma, cette surdose d’amour formaient-ils un tout trop intime ? Eh bien non : ici la coloration africaine offre au morceau une seconde vie hors de la sphère conjugale pour la propulser vers une touchante universalité. Ailleurs, Yael Naïm associée à un Arno plus chaviré que jamais pour un étonnant « Just As You Are », Daniel Darc se payant le luxe, le temps d’un véritable palimpseste sonore, de chambouler « O Caroline » au point qu’il faut une écoute très attentive pour reconnaître l’original, Camille épurant « Alliance » autant que faire se peut, la comédienne Irène Jacob, très à son aise sur « Del Mondo »… ici chaque chanteur a relevé le défi avec enthousiasme. Et cela se sent.

Ce disque s’insinue en nous, on y revient sans relâche. Et c’est bien là que réside sa réussite : s’il donne envie de replonger illico dans la discographie de l’artiste, il se suffit néanmoins à lui-même et n’a jamais à rougir de la comparaison.

« […] c’est ce que j’ai toujours aimé chez Wyatt, ne pas avoir à douter de ses intentions, c’est sans doute ce geste si beau si juste et si rare qui est le fil conducteur de cette aventure ». Ces quelques phrases sont extraites du blog de l’ONJ Daniel Yvinec.

Message reçu, monsieur Yvinec ; nous sommes à vos côtés.

par Denis Desassis // Publié le 8 mai 2009
P.-S. :
  • « The Song » (Robert Wyatt, chant [comp. Blegvad/Greaves])
  • « Alifib » (Rokia Traoré, chant [comp. Wyatt])
  • « Just As You Are » (Yael Naïm, Arno, chant [comp. Wyatt])
  • « O Caroline » (Daniel Darc, chant [comp. Sinclair/Wyatt])
  • « Kew. Rhône » (Robert Wyatt, chant [comp. Blegvad/Greaves])
  • « Shipbuilding » (Yael Naïm, chant [comp. Elvis Costello])
  • « Line » (ONJ)
  • « Alliance » (Camille, chant [comp. Wyatt])
  • « Vandalusia » (Robert Wyatt, chant [comp. Wyatt])
  • « Del Mondo » (Irène Jacob, chant [comp. C.S.I.])
  • « Te Recuerdo Amanda » (Robert Wyatt, chant [comp. Jara])

CD bonus (dans la limite des stocks disponibles) :

  • « P.L.A ». (Rokia Traoré, chant [comp. Wyatt])
  • « Gegenstand » (Robert Wyatt, chant [comp. Greaves])
  • « Rangers In The Night » (Robert Wyatt, chant [comp. Singleton/Snyder/Wyatt)
  • « Just As You Are » (Yael Naïm, chant [comp. Wyatt])

La page chez BeeJazz

[1Daniel Yvinec expose (entre autres) ici, dans une interview accordée à Marc Zisman, les circonstances de la création de ce nouveau poste.

[2Ce titre était évidemment un clin d’œil à la composition phare de la bande à Jimmy Page et Robert Plant, « Stairway To Heaven »

[3Dont le nom est un bel exemple de traduction insensée : Matching Mole, prononciation approximative de « machine molle » : « Soft Machine » en anglais…

[4Bee Jazz - BEE 030 – Distr. Abeille Musique.

[5Sa récente participation à Omry, du saxophoniste Pierrick Pedron, en est un bel exemple.

[6Pour plusieurs morceaux, celle de Wyatt a été enregistrée à l’origine pour le disque de John Greaves intitulé Songs (Voiceprint, 1996 ; Chant du Monde, 2006).