Portrait

Le mythe de l’éternel bebop

Robert Pettinelli 4tet au Rouge Belle de Mai (Marseille), 14 avril 2015


Photo Diane Gastellu

A presque 90 ans, le saxophoniste marseillais Robert Pettinelli sait toujours s’entourer des meilleurs cats locaux… au service du bebop

1949 : Cours Franklin Roosevelt, Marseille. Le Robert Pettinelli quartet enregistre pour la postérité. Dans une cité phocéenne empêtrée dans les conflits d’après-guerre mais pourtant tournée vers les espoirs issus de la Libération, un quintette mené par le saxophoniste alto Robert Pettinelli remporte le premier prix du tournoi international de jazz amateur initié par le Hot Club de France, notamment par sa section marseillaise. En ces temps de remise en cause de la prééminence du « pape de Montauban » (souvenons-nous, Panassié vs. Vian, « figues moisies » vs. « raisins aigres, jazz hot vs. bebop), c’est sur un répertoire bop que le groupe s’impose.

En effet, si Robert Pettinelli découvre le jazz en 40, à 14 ans, avec des enregistrements d’Armstrong, d’Ellington ou de Fats Waller, il n’en reste pas moins avide de nouveautés : il arrive, dans une économie de pénurie, à se procurer des 78 tours de Charlie Parker dès 1946. On sait que le jazz hot est arrivé dans la ville après la première guerre mondiale, principalement grâce aux soldats noirs américains. L’histoire bégaie, pour le coup, dans l’après-guerre avec un jazz vecteur d’une sourde menace de renversement des hiérarchies traditionnelles. On ne s’étonnera pas que des jeunes gens s’emparent de cette promesse d’émancipation musicale qu’est le bebop : ainsi figure, dans le quintet de Robert Pettinelli, un certain Georges Arvanitas au piano, alors âgé de 17 ans.

Robert, lui, a appris le saxophone en autodidacte, à l’écoute du Bird. Par une subversion des codes esthétiques en vigueur dans le jazz, le bebop du quintet s’inscrit dans le quotidien d’une ville portuaire dans laquelle les promesses de la Libération sont battues en brèche par le banditisme des Guérini, à la solde des socialistes et des gaullistes contre l’offre révolutionnaire communiste (réquisition des entreprises collaboratrices sous des formes d’autogestion). L’aspect canaille du bebop amené par les Marines noirs séduit ces jeunes gens des classes moyennes de la ville, qui voient là une belle occasion de s’extraire du marasme local sans donner dans la joie désormais factice du swing de papa.

Bref, Robert et ses compagnons gravent des faces de joyaux du bebop sur cire dans les locaux de l’ORTF cours Franklin Roosevelt et remportent ce concours. Les thèmes ne sont pas écrits : Robert les apprend à ses camarades, ensemble ils en extraient les grilles harmoniques et en déduisent leurs propres chorus, à grands coups de renversements d’accords et ruptures rythmiques.

2015 : quartier de la Belle de Mai, Marseille 3ème arrondissement. Loin des structures culturelles officielles regroupées sous l’appellation « Friche », dans l’un des quartiers les plus pauvres de l’hexagone, le Rouge Belle de Mai développe une programmation jazz que d’aucuns taxeraient un peu vite de patrimoniale (Alexis Avakian notamment s’y est produit, alors…). Politique tarifaire d’exception, souci d’éducation populaire liée au jazz (avec la fantasque Kristin Marion et son compagnon Philippe Martel, le batteur Gilles Alamel, les élèves de la classe de jazz du conservatoire de Marseille…) : la patronne du lieu, Corinne Barbereau, s’inscrit dans le processus d’émancipation dont le bebop fut l’un des vecteurs. C’est toujours un plaisir pour elle de donner à Robert Pettinelli l’occasion de s’exprimer dans cet ancien garage transformé en restaurant et salle de spectacle.

Désormais âgé de 89 ans, Robert n’a peut-être plus le tonus de ses jeunes années mais il n’en est pas moins toujours un maître ès-swing et ès-mélodie. Devenus désormais des classiques, les « All The Things You Are » et autres « Bags’ Groove » s’enchaînent dans une ambiance pleine de fraîcheur grâce aux jeunes pousses locales dont le vieux sage sait s’entourer, lui qui n’a jamais fait de carrière professionnelle dans le jazz mais n’en a pas moins joué avec Utreger, Solal and co., puis avec les frère Florens. A la guitare, Wim Welker, celui qui, il y a deux ans, lui a permis de ressortir sur CD les faces gravées sur cire en 1949, tire le bop dans les retranchements du blues. A la contrebasse, Nicolas Koedinger, extraordinaire gaucher, joue acoustique pour respecter la complicité du leader avec l’intimité du lieu, retrouvant ainsi la simplicité et l’humour du géant Milt Hinton. A la batterie, Maxime Briard, nanti d’un set des plus dépouillés (charleston, grosse caisse), amène le groupe vers les tréfonds du swing, avec des prises de risques dignes d’un Max Roach. Ce dépouillement fait honneur à la carrière d’un joyau jazzistique de la cité phocéenne : c’est grâce à de tels parcours que l’expression « jazz populaire » peut encore avoir un sens.