Entretien

Sophia Domancich, claire et énigmatique

La pianiste Sophia Domancich parle de son nouvel album solo : Le Grand Jour.

© Christian Taillemite

2 avril 2021. Après un an sans concerts, j’ai le plaisir d’assister à une performance exceptionnelle de Sophia Domancich. Organisée à l’occasion de la sortie de son troisième album solo chez Peewee !, cette performance a calmé les cœurs de tous ceux qui attendaient avec impatience de revoir la musique se jouer en live. Pour moi comme pour d’autres il s’agissait du premier concert depuis plusieurs mois. Et quel concert ! Sophia Domancich nous a interprété de nouvelles compositions provenant de l’union entre pianos à queue et Fender Rhodes. Nous étions tous invités à assister à cette cérémonie musicale, à ce mariage sonore, à ce grand jour. Il y a quelque chose d’intrigant chez Sophia Domancich. Un je-ne-sais-quoi qui pousse l’oreille à l’écoute. De mystérieux tableaux s’enchaînaient au fil des morceaux. Les couleurs étaient harmoniques, mélodiques et parfois silencieuses, créant ainsi un espace propice à l’épanouissement de la pensée et de la rêverie.

À la suite de ce fabuleux concert, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec la pianiste, afin de revenir sur certains moments clés de sa carrière et discuter de son nouveau disque solo : Le Grand Jour. Une rencontre à l’image de sa musique : imprévisible, honnête et vivante.

Sophia Domancich © Peewee !

- Le premier album de votre carrière : Equip Out. Que vous évoque-t-il ?


C’était les tout débuts. J’avais rencontré Elton [Dean] et Pip [Pyle] dans un festival au nord de la France. On a vite sympathisé, Pip a monté Equip Out et il m’a proposé d’en faire partie. Après avoir joué avec des artistes antillais et africains dans des clubs comme la Chapelle des Lombards, je me suis retrouvée avec ces gens-là et j’ai beaucoup appris. Ce n’était pas des gens qui passaient leur vie à répéter et comme ils étaient déjà connus, on a eu tout de suite fait beaucoup de concerts dans des salles assez importantes. En fait, j’ai appris sur le tas en faisant des concerts aux côtés de mes aînés.



- Ce premier album marque aussi vos débuts de compositrice avec le titre « Rêve de singe ». Il s’agit de votre toute première composition. C’est un morceau qui traverse l’ensemble de votre carrière, car vous le reprenez avec différentes formations. Accordez-vous une signification particulière à ce morceau ?

Je crois que je l’aime bien. C’est le premier morceau que j’ai composé et j’ai toujours composé sans trop me poser de questions. À l’époque, je m’en posais beaucoup plus au niveau instrumental. Est-ce que je l’ai composé pour l’Equip Out ? Je n’en suis même pas sûre, en tout cas je l’ai proposé et c’est la première de mes compositions qu’on a jouée. 

Travailler sur la longueur et faire beaucoup de concerts avec les mêmes musiciens, c’est être toujours en mouvement.


- En 1991 sort l’album Funeral. Il arrive aux oreilles de Tony Levin qui vous invite avec Paul Rogers à jouer au Ronnie Scott’s pendant trois semaines. Comment ce trio a-t-il participé à la construction de votre identité musicale ?


Déjà, jouer trois semaines d’affilée chez Ronnie Scott ça n’existe plus. Donc c’est une belle expérience parce que jouer tous les soirs c’est irremplaçable. Puis Tony Levin a été une merveilleuse personne et un merveilleux musicien. Je crois que c’est la première fois que je jouais avec un batteur qui m’a autant marquée. Je le trouvais tellement musicien ! Il a vraiment cherché à comprendre le sens de ce que j’écrivais et ma façon de jouer. Ce trio, c’était un échange permanent. 
On avait un fonctionnement en circulation, très organique. Finalement, on s’était tellement approprié le répertoire qu’on pouvait lancer n’importe quel morceau et l’enchaîner avec n’importe quel autre. C’était très formateur parce que ça a duré relativement longtemps et ça s’est arrêté un peu avant la mort de Tony. Travailler sur la longueur et faire beaucoup de concerts avec les mêmes musiciens, c’est être toujours en mouvement. Si on le fait, c’est d’abord par ce qu’on en a envie, mais aussi parce qu’il a toujours de l’échange et de l’évolution.

- Avez-vous une inclination particulière pour le trio ?

Pour moi le trio, c’est une osmose entre trois personnes. C’est une formule qui a une telle histoire qu’il n’est pas question d’essayer de se démarquer, mais plutôt de chercher quelque chose qui nous convient. Je ne cherche pas à faire absolument un trio. C’est toujours une évidence avec les musiciens. En ce moment il n’y a plus de trios, mais un duo avec Simon Goubert qui existait déjà pendant DAG. Mais je crois que les deux trios dont on vient de parler étaient très marquants et chaque fois ils se sont arrêtés par le décès d’un musicien. Mais après la disparition de Jean Jacques [Avenel] il faut du temps… je ne me voyais ni le remplacer ni chercher tout de suite à monter un autre trio. Si ça arrive, c’est que ça s’imposera à moi.

- En 1999 sort votre premier album solo : Rêve familier. C’était un besoin pour vous de faire un projet solo ?

Non. C’était une demande, comme souvent avec mes albums solos. Le premier était pour Gemini Music et le second pour Philippe Ghielmetti. Ça faisait six ans qu’il me demandait de faire un solo ! Le dernier c’est Simon Goubert et Vincent Mahey qui m’ont proposé de prendre une après-midi pour témoigner du travail que j’avais fait spécifiquement pour un concert aux Bouffes du Nord. C’est un lieu que j’adore, très inspirant. Ce n’était pas parti pour devenir un disque, mais ça en est devenu un.

- En 2003, vous formez le quintette Pentacle. D’où vient l’idée de cette formation ?

Je souhaitais écrire pour des cuivres, c’était un son qui me faisait envie. Je voulais aussi des gens avec qui je n’avais jamais travaillé. Ce qui était le cas avec les membres de Pentacle. Enfin… Claude [Tchamitchian] et Jean Luc [Capozzo] avaient déjà joué ensemble, mais majoritairement c’était des gens qui ne se connaissaient pas. J’ai cherché un label après avoir joué à Banlieues Bleues et c’est Sketch, toujours Philippe Ghielmetti, qui m’a proposé cet album [Pentacle]. J’aime toujours beaucoup ce disque… c’était un super groupe, avec des musiciens et des gens intelligents. Il y avait beaucoup de confiance et petit à petit il s’est vraiment créé un son de groupe. Je me souviens d’une anecdote : cela faisait deux ou trois ans qu’on n’avait pas joué ensemble et un jour la maison de la culture de Tulle m’appelle pour jouer avec Pentacle dans le cadre d’un de leurs festivals. J’ai appelé tout le monde et ils étaient partants. On a répété la veille et le son s’est refait. Ils se souvenaient même des morceaux ! D’ailleurs, un disque est sorti de ce live.

- Lorsque vous avez composé pour Pentacle, comment avez-vous trouvé l’équilibre entre l’écriture et l’improvisation ?

J’aime bien écrire la musique. J’aime écrire des thèmes qui vont forcément donner une couleur, une direction au morceau. C’est après qu’il y a l’improvisation. Je compose pour des musiciens spécifiques, et ça s’entend dans la façon dont on fait sonner les thèmes. J’aime proposer un sujet, une partition assez définie, mais ça reste très ouvert aux interprétations. Par contre si quelque chose ne me convient pas je vais le dire ! Mais j’aime profondément ces gens-là, donc j’ai envie de les entendre. Ce qui fait que dans le quintette je n’écrivais rien pour moi. Je ne pensais pas du tout au piano !

- Dans une précédente interview pour Citizen Jazz vous aviez choisi Alice Evidence comme étant l’album phare de votre carrière. Pourquoi ce choix ? Est-ce toujours le cas ?

J’avais fait ce choix parce que c’était récent et j’étais contente de ce groupe. Aujourd’hui, je me demande si ce ne serait pas le dernier : Le Grand Jour. Après il y a Rêve de Singe… j’ai du mal à choisir parce que j’ai envie d’en citer un avec chaque formation ! Chaque groupe a beaucoup compté pour moi. Que ce soit les trios, Pentacle… Ils sont plus importants qu’Alice Evidence, car c’était court et puis, même si j’avais choisi les musiciens, c’était surtout Gérard Terronès qui était à l’initiative de cette formation. Mais je crois que maintenant je choisirais quelque chose qui a davantage duré dans le temps.

Sophia Domancich © David Mathias

- Pourriez-vous me parler de l’album Drums Unlimited de Max Roach ?

C’est drôle que vous me parliez de ça, c’est un des premiers disques de jazz que j’ai acheté. J’étais aux puces de Clignancourt, je crois. C’est tout bête, mais j’ai vu un 33 tours, avec la photo de Max Roach et une batterie, je me suis dit tiens, qu’est-ce que c’est ? Et voilà. C’est un super disque que j’ai beaucoup écouté. »

- Vous avez travaillé avec de nombreux fabuleux batteurs. Quel rapport entretenez-vous avec la batterie ?

C’est un instrument que j’aime beaucoup ! Avec des instrumentistes, parce que l’instrument est lié à son musicien. Lorsque je joue avec un batteur, j’ai toujours le sentiment que sa place est essentielle. Parce qu’il y a le rapport au son, il y a l’équilibre… et je pense qu’un batteur a largement la possibilité de pourrir un concert. Capacité que n’ont pas tous les instrumentistes et tous les instruments. Donc c’est vrai que j’ai toujours été fascinée par la batterie. J’ai toujours cherché à comprendre, j’ai beaucoup écouté et c’est quelque chose que je continue de faire. Même dans le duo avec Simon [Goubert] j’essaye de comprendre le fonctionnement rythmique et de voir comment je peux me placer par rapport à ça. Ça fait longtemps qu’on travaille ensemble avec Simon. D’ailleurs, on a enregistré un disque qui va sortir dans quelques mois. C’est notre deuxième disque en duo. Quand on travaille avec quelqu’un sur le long terme, c’est toujours l’occasion de voir l’évolution du musicien et c’est là où la confiance est importante. C’est-à-dire que lorsque l’on rejoue avec une personne après ne pas avoir joué avec elle depuis un moment, on arrive avec tout ce qu’on a fait entre temps, on évolue forcément et c’est important d’être avec des musiciens qui acceptent ces changements. On évolue en tant qu’être humain, mais aussi en tant que musicien et il y a des choses qu’on ne pensait pas faire et puis qu’on a envie de faire au bout d’un moment. Je ne pensais pas vouloir jouer en solo, mais je suis ravie de le faire en ce moment. »

Quand c’est fini, c’est que c’est fini, que l’on n’a plus rien à dire. Donc on se tait.


- D’où vous vient l’idée du titre de ce nouveau projet solo : Le Grand Jour ?

C’est un titre qui peut avoir une signification comme plusieurs. Il est à la fois clair et énigmatique, car il peut être interprété de différentes façons même si pour moi il a un sens bien particulier.

- Pourquoi jouer avec deux claviers ?

Le mélange de ces deux timbres m’a toujours beaucoup intéressé. C’est vraiment un rapport au son. Le Fender a un sustain plus important, il a une autre couleur donc il propose de lui-même d’autres choses que le piano.

- S’agit-il d’un album écrit ou improvisé ?

Ça a commencé par l’improvisation avec des motifs qui reviennent au fur et à mesure. Mais il y a beaucoup de morceaux écrits sur l’album. Évidemment, il y a des textures et des choses qui ne sont pas écrites ; ce sont des éléments qui font partie d’une forme de composition que je peux travailler et chercher en jouant, c’est-à-dire des matières, des ambiances ou un rapport d’équilibre entre les deux mains. Après ce que j’aime dans le solo c’est de ne pas prévoir, j’ai toujours un certain nombre de choses à disposition et suivant mon envie, mon état d’esprit, suivant le son je vais complètement improviser ou à un moment faire appel à un thème. Mais ce n’est jamais décidé avant. Ce que j’aime c’est que j’arrive trois secondes avant et très honnêtement je ne sais pas ce que je vais faire. C’est la musique qui s’impose. J’aime me laisser surprendre et réagir à ce qui se passe sur l’instant. »

- Comment savoir qu’un morceau est terminé ?

Il y a une sorte de logique dans la composition. Je crois que c’est une forme d’évidence qui vient aussi de la pratique. Il faut réussir à accueillir ce qui se présente tout en le situant dans le temps. Le temps c’est quelque chose de très important à gérer. Pour moi, c’est comme suivre un fil, il ne faut pas s’en écarter pour faire des fioritures et se perdre dans la décoration ou dans quelque chose de joli. Il faut que tout soit essentiel. Quand c’est fini, c’est que c’est fini, que l’on n’a plus rien à dire. Donc on se tait.