Chronique

Lilienmund

Sophia Domancich/Raphaël Marc

Sophia Domancich (p, samplers), Raphaël Marc (samplers, elec)

Label / Distribution : Sans Bruit

Lilienmund est la construction entropique d’un monde sonore, un troublant bouquet de sensations d’une poésie profonde, bâti autour des cycles Dichterliebe, ou « Les amours du poète ». (Le Romantique Robert Schumann a mis en musique, en 1840, ces fameux et flamboyants lieder de Heinrich Heine avec piano qui ont en partie fait sa renommée.)

Conçu en duo par la pianiste Sophia Domancich et le créateur de sons Raphaël Marc, l’album sorti sous forme dématérialisée sur le label sans bruit tient plus de l’évocation abstraite que de l’hommage empesé en mixant abondamment classicisme et contemporanéité, improvisations et nuages de musique concrète, jazz des images et électronique charnelle.

Structuré en six parties, cet enregistrement, déjà donné à Radio France et au Triton bâtit une succession de sensations et d’images par l’imbrication des traits de piano et du travail d’électronique et d’échantillonnage. La musique, complexe, est emplie de paradoxes et d’hallucinations sonores ; ne dit-on pas qu’à la fin de sa vie, Schumann entendait un la permanent et des musiques fantômes ?… Brillante, pleine de verve, puis envahie en quelques secondes par des ténèbres nébuleuses, la musique de Lilienmund ne s’arrête toutefois pas à Schumann et sa lente dérive. Au-delà du Romantisme, la musique de S. Domancich interroge d’autres compositeurs plus contemporains, tels Berg. L’album du duo se peuple alors d’images, cherche à capter une atmosphère…

Le résultat est d’une beauté la fois inquiétante et onirique, avec des passages d’un noir profond qui peut s’empourprer au gré des frottements entre le jeu complexe de la pianiste et les créations de Raphaël Marc, perpétuellement à l’affût. La partie « V », notamment - un solo de piano auquel succède une rythmique acide -, est un modèle de construction corrosive qui attaque la masse sonore sans jamais perdre sa musicalité.

La grande réussite de l’album est d’évoquer les lieder et leur compositeur sans jamais en jouer une miette, hormis un échantillon en finale (par Dietrich Fischer-Dieskau). S. Domancich retrouve ici ses rhizomes de musicienne classique et les mêle à sa culture jazz et aux musiques improvisées, bien sûr, mais aussi aux créations de R. Marc, tantôt atmosphériques, tantôt combinées au matériau tout en crissement et en rythmiques avortées, en samples détournés, en voix allemandes brisées et répétées.

Le symbole en est certainement la magnifique et centrale « Partie III » à la noirceur mélancolique, ce « Funeral’s Theme » puisé dans le Rêve de singe de Sophia Domancich [1]. Il débute par une partie de piano introspective pour aller se perdre dans un dédale de rumeurs métalliques, une brouillard de voix détournées, des bribes de symphonies liquéfiées que viennent briser des ostinati de piano.

Lilienmund est un disque puissant qui se découvre à chaque écoute. Bel emblème pour le label « sans bruit », à la fois pur et profond, passionné et sensible

par Franpi Barriaux // Publié le 3 juin 2010

[1Où il est chanté par John Greaves ; on retrouve d’ailleurs ce thème sur le Songs de ce dernier, chanté par Susan Belling.