Chronique

Magic Malik

Short Cuts

Malik Mezzadri (fl, voc, kalimba, PSP, shruti box & electronics), Jozef Dumoulin (claviers, effets et progr), Jean-Luc Lehr (elb), Maxime Zampieri (dm)

Label / Distribution : Bee Jazz

La sortie d’un disque de Magic Malik est toujours un événement pour l’ardente communauté des fans de jazz d’avant-garde (Aka Moon, Octurn, les groupes de Steve Coleman ou encore le Benzine de Franck Vaillant), mouvance au sein de laquelle le flûtiste, qui a joué avec la plupart de ces groupes-culte, occupe une place importante. Short Cuts était d’autant plus attendu qu’il est publié par Bee Jazz, nouveau label pour Malik, et qu’il est le fruit du travail d’un quartet, après le quintet des précédents albums (Saoule et Bingo). On pourra lire dans l’interview qu’il nous a accordée que pour Malik Mezzadri cet album se situe sur un des deux territoires qu’il arpente depuis ses débuts, celui de la mélodie. Son amour des chansons qu’il écoutait enfant, dans les années 1970, où les Michel - Fugain et Delpech - régnaient sur les ondes, est encore assez vif pour lui inspirer une musique où celles-ci sont, en effet, reconnaissables et prééminentes. Mais cet artiste qui aime autant les concepts que les sentiments est aussi l’auteur de disques plus hermétiques où il met en œuvre des principes de composition qui lui sont propres, et qu’il a appelés « XP » ou « Junon ». Ces principes sont issus tant de l’Ars Nova médiéval que de la musique contemporaine, de Messiaen à Steve Reich.

Quel que soit le territoire qu’il choisit pour s’exprimer, il le fait toujours à l’aide d’un matériau raffiné, en s’entourant de musiciens connus pour leur maîtrise technique. Il est ici entouré de Jozef Dumoulin, qui sait créer à l’aide de ses claviers et machines des climats étranges et pénétrants comme des rêves baudelairiens. Jean-Luc Lehr fait de sa basse électrique la clé de voûte de ces vastes architectures, indispensable ici comme chez Octurn ou Benzine. Quant au batteur Maxime Zampieri, c’est un compagnon de longue date avec qui Malik s’illustrait déjà dans les années 90, au sein des formations de Julien Lourau, « Gambit » et « Groove Gang ».

On a pu reprocher à la musique d’Octurn ou de Steve Coleman un côté étouffant, répétitif jusqu’à l’obsession, pouvant conduire certains vers une sorte de transe hypnotique quand d’autres n’en retiennent que la monochromie, faute d’une écoute assez concentrée. Ce risque est ici écarté, car ces Short Cuts sont variés, et manifestement issu des influences revendiquées par Magic Malik. Pour qui ne connaîtrait pas encore sa musique, cet album est donc une bonne entrée en matière. On y trouve de l’ésotérique avec la première et la dernière plage : « 19114145 » est pour Malik de « l’émotion épurée » comme on pourrait parler d’huile essentielle. Il y a certes une certaine beauté dans les nombres, comme le démontre cette composition, née de l’application d’une suite mathématique à un motif mélodique et rythmique simple [1] Quant à « Tapisserie », il s’agit aussi d’un jeu sur une suite de nombres, qui doit engendrer des motifs qui ne se reproduisent jamais. Malik essaie de travailler sur la « cristallisation du hasard » en cherchant des principes qui lui permettent de produire de la musique à l’image de ce que fait la nature avec les flocons, les cristaux, ces agencements à la fois au hasard et hautement organisés. Une musique très pure, comportant beaucoup d’unissons.

On trouve également ici des compositions inspirées par l’étude de la musique contemporaine : « Disruption Bomb » profite du travail avec le saxophoniste Bo Van der Werf sur les modes à transposition limitée, procédé abondamment utilisé par Olivier Messiaen. Sur « Amerigo », c’est la répétition - avec de subtils décalages - d’un même motif qui est destinée à faire entendre ce qui n’est pas noté sur la partition : Steve Reich est ici la source d’inspiration. Chassez le naturel, il reviendra au galop : chez ce passionné de « systèmes » et de procédés, on ne sera pas étonné de retrouver sur « Disruption Bomb », « Odessa », ou encore « Sapapaw » des tournures de « XP » ou de « Junon ».

Et les mélodies dans tout ça ? D’un disque ouvertement situé dans la lignée de 13 XP’s Songbook, on serait déçu de ressortir sans rien à fredonner. On les trouvera dès la deuxième plage, « Pop », avec une simplicité que laisse entendre le titre, mais aussi sur « Sapapaw », un des temps forts de l’album. Après une longue introduction marquée par le contraste entre le côté innocemment gai d’un motif de basse et l’environnement sombre et chaotique qui, établi par un son de shruti box, se prolonge durant tout le morceau, le virtuose solo de flûte se transforme soudain en une mélodie rappelant les airs d’antan, chantés d’une voix chevrotante, qu’on entendait à la radio avant-guerre. Ce côté un peu désuet, très français, pourrait bien être, d’après l’artiste lui-même, la mise en musique du souvenir qu’il conserve de sa grand-mère bourguignonne. « Le tueur » est tiré de son unique musique de film. Il en a repris la mélodie (ici au clavier) dans un style un peu reggae. Un des « marqueurs » de ce style est le léger décalage entre le ton du chant et celui de la musique. C’est ce que tentent ici Malik et sa flûte.

Autre sommet de l’album, « Jungle », reprise d’un thème (« Conrod ») du Gambit de Julien Lourau [2] A la base de basse-batterie originale se rajoute une deuxième partie où Malik vocalise. Il reconnaît devoir beaucoup à l’apparition de la jungle, source d’inspiration nouvelle qui correspondait alors à son identité et à celle de Lourau ou de Zampieri, eux-mêmes influencés par les DJ. Mais toutes les influences à l’œuvre dans cet album ne sont pas à chercher dans le domaine musical. Malik s’avoue fan de jeux vidéo comme Wipe Out, connu des possesseurs de PlayStation, de son univers futuriste où des vaisseaux spatiaux se poursuivent en larguant des bombes. Et les bruitages qu’on entend sur le disque sont issus d’une partie réalisée sur sa PSP. Sur ce morceau comme sur la plupart - hormis « Sanction », peut-être - l’écoute au casque permet d’apprécier l’énorme travail sur le son, les textures.

On le voit, Malik Mezzadri a beau présenter lui-même ces Short Cuts comme un disque de mélodies, la formulation est éminemment réductrice. Il faut au contraire de nombreuses écoutes attentives pour trouver ses marques dans toute la richesse de cet univers, la naïveté de certaines ritournelles, l’austérité de « 19114145 » ou de « Tapisserie », voire les vocalises bizarres du « Tueur » pouvant rebuter à la première écoute. En réalité, il en va de ce disque comme des précédents, y compris XP/Live, double album cosigné avec Octurn : ce sont des « disques-univers » qui, reflétant d’innombrables influences, incarnent donc de manière convaincante la modernité en musique. La sensibilité la plus désarmante s’y mêle à l’austérité de rigoureux procédés d’écriture, le tout formant une musique assez recherchée pour retenir l’attention des auditeurs les plus avertis, mais capable aussi, espérons-le, de prendre un plus large public dans les filets de ses touchantes mélodies.

par Laurent Poiget // Publié le 14 avril 2011

[1Cette suite de nombres guide par exemple les interventions de la basse, qui s’espacent subtilement au fil du morceau.

[2Warner, 2000.