Entretien

Maria Faust, les voix de l’impermanence

Rencontre avec la saxophoniste estonienne installée au Danemark.

© Krõõt Tarkmeel

Estonienne d’origine, Maria Faust vit et travaille depuis de nombreuses années à Copenhague. A la tête de nombreux projets tous plus enthousiasmants les uns que les autres, la saxophoniste ne s’interdit rien et développe une œuvre protéiforme, riche et très personnelle.
Maria Faust est encore peu connue sous nos latitudes. Espérons que cet entretien donne envie d’aller écouter de plus près sa musique.

Maria Faust / Photo : Anni Viskus, Häppening

Vous êtes né à Kuressaare, sur l’île de Saaremaa, en Estonie, alors sous la coupe de l’URSS ? Parlez nous de votre enfance et de votre vie durant cette période ?

Je ne suis pas sûre d’avoir eu une enfance « normale », probablement pas. J’étais une enfant hypersensible et angoissée, mais je l’aurais été tout autant en grandissant en France ou aux États-Unis. J’ai été élevée, aimée et protégée par ma mère et ma grand-mère. J’avais deux amis, ma sœur et ma poule et un grand espace pour jouer et errer en toute liberté. J’ai été élevée d’une manière inhabituelle pour cette époque et cette partie du monde ; on m’a appris à ne pas obéir, à ne pas tout accepter et à ne pas dépendre des autres. J’ai grandi dans l’idée qu’il fallait assumer ses actes. Vous pouvez être une personne décente même lorsque vous vivez dans la peur.

Comment avez-vous commencé la musique ?

J’ai commencé la musique à 6 ans mais pas en jouant du saxophone. Le saxophone, le jazz et les autres produits venus d’Amérique n’étaient pas autorisés sous le régime soviétique. Le jazz était considéré comme sale et excité et l’écouter ne convenait pas à un bon citoyen soviétique. Une affiche soviétique célèbre disait quelque chose comme « Aujourd’hui vous jouez du saxophone, demain vous trahirez votre pays ». J’ai commencé par le piano classique, l’un des rares instruments disponibles. Je savais déjà à cette époque que je serais musicienne. À vrai dire, je ne pensais pas que je deviendrais « une musicienne » mais je savais que je l’étais déjà. Personne dans ma famille n’était musicien ou ne s’intéressait à la musique. Je n’ai aucune idée d’où m’est venue cette révélation et cette foi solide en mon destin de musicienne. De toute façon, rien d’autre ne m’intéressait.

Et le saxophone alors ?

J’ai commencé le saxophone assez tard, sérieusement après le lycée. Nous n’avions pas de cursus de jazz en Estonie, donc mes études de saxophone étaient classiques. Ensuite, j’ai étudié la direction d’orchestre à l’Académie de musique de Tallinn et à 22 ans, je suis entré au conservatoire d’Esbjerg, au Danemark. C’était la toute première fois que j’avais une « vraie » éducation au jazz.
J’ai mis quelques années à comprendre que le courant dominant, le jazz dit mainstream, celui que l’on enseigné au conservatoire n’était pas mon truc. J’ai trouvé ma voix assez tardivement finalement.

Quelles sont vos influences musicales ?

Tout et rien. Je suis influencée par mes émotions personnelles. J’aime la variété et je m’ennuie très facilement. Je n’ai jamais cru qu’il n’y avait qu’un seul dieu, y compris musicalement. Il y en a des milliers, des millions. Chaque style a quelque chose à offrir. Je n’ai pas grandi avec le jazz mais avec la musique classique, et aujourd’hui je ne préfère pas Ligeti à Cecil Taylor. J’adore les deux et bien d’autres musiciens encore. J’écoute de la musique pop et j’aime danser mais en ce moment j’ai une période musicale plus sérieuse. Avec la crise du Covid-19, j’ai eu le temps de réécouter en profondeur mon musicien préféré, Morton Feldman.

Une affiche soviétique célèbre disait quelque chose comme « Aujourd’hui vous jouez du saxophone, demain vous trahirez votre pays ».

Vous vivez depuis de nombreuses années à Copenhague. Parlez nous de la scène musicale danoise ?

Je ne sais pas comment décrire la scène musicale danoise. Elle est petite mais toujours très ouverte et tolérante. Ici, vous pouvez trouver les deux extrémités du jazz - un très bon jazz traditionnel mais aussi des styles plus expérimentaux. J’aime que les deux côtés existent ici. En Estonie, vous n’avez pas ce genre de luxe. J’ai besoin de variété à la fois en musique mais aussi chez les gens.

Aujourd’hui de nombreux musiciens se regroupent en collectifs, créent leur propre label afin de diffuser leur musique. Est-ce un passage obligé si l’on veut se faire entendre ?

Il est certes plus facile de travailler en équipe que tout seul, mais il est toujours difficile de se rendre visible. La bonne musique, cependant, trouvera un moyen d’atteindre les gens. Et certainement, toute la musique qui atteint les gens n’est pas bonne.

FAUST/DAHL/WALTER © Krstoffer Juel Poulsen

Est-ce que tous les moyens sont bons pour diffuser sa musique ? Êtes-vous attachée à l’objet disque ? Quel est votre rapport au téléchargement et aux plateformes de streaming ?

Streaming, téléchargement, CD, cette distinction ne m’intéresse pas ; je n’ai pas de préférence. Ce qui m’importe le plus c’est de jouer en concert. Pour moi, c’est le meilleur moment quand on fait de la musique, se retrouver dans une pièce, avec un public autour de soi, juste en profiter ici et maintenant. Ma musique est mieux entendue en concert car la musique évolue, aucun concert n’est le même et personne ne reste le même au final : on évolue continuellement nous aussi.

Est-ce que les moyens nouveaux de communication changent la façon d’aborder la musique ou même la musique elle-même ?

Je me sens particulièrement nulle avec ces nouveaux moyens de communication. Internet a changé la musique et la consommation de musique, mais peut-être pas tant que ça en ce qui concerne le jazz et la musique classique. Les gens qui veulent écouter Tyshawn Sorey achèteront probablement encore ses albums physiques. Il serait également étrange d’écouter Bitches Brew sur Spotify. Donnons-leur le respect et achetons la vraie musique, les vrais LP et CD. Les plus grands changements dans la musique se produisent à cause de l’argent. C’est un peu triste que l’argent et le goût ne s’accordent pas souvent. L’art aime la faim et les moments difficiles.

J’aime la variété et je m’ennuie très facilement. Je n’ai jamais cru qu’il n’y avait qu’un seul dieu, y compris musicalement. Il y en a des milliers, des millions

Vous êtes une artiste très prolifique.Vous vous produisez dans des configurations très diverses ; vous menez plusieurs groupes et plusieurs projets en même temps. Qu’est-ce qui relie toutes ces aventures entre elles ?

Je suppose que je suis beaucoup de personnes différentes en une. Toutes ces personnes ont leurs propres besoins et régimes alimentaires. J’essaie de m’occuper de tous et je ne préfère pas l’un à l’autre. J’essaie de me rappeler que rien dans ce monde n’est censé durer éternellement. « L’instabilité dans la vie » est la seule chose sûre que j’essaie de garder à l’esprit. Je n’aime pas le mot « appartenance ». J’appartiens à de nombreux endroits.

Maria Faust (as) Edward Deane Ferm (ts) Francesco Bigoni (clar) Olaf Jonatan Ahlbom (tuba) Anders Banke (bclar) Emanuele Maniscalco (p) Nils Tobias Wiklund (tr) Kristi Mühling (cithare). Südtirol Jazz Festival 2018 © Tim Dickeson

Composez-vous de la même façon pour tous ces projets ? Quel est votre rapport à la composition ? Et à l’improvisation ?

La composition et l’improvisation sont aussi importantes pour moi l’une que l’autre, mais je ne les séparerais pas. Je suis une compositrice assez intuitive et la plupart de mes compositions sont en fait des improvisations avec des arrangements. Je suppose que ma façon de composer est toujours la même. Je n’écris pas si la pièce n’est pas prête dans ma tête. Je commence toujours par une idée philosophique et ensuite je trouve des termes musicaux pour les idées et les émotions. Je cartographie quotidiennement mes émotions. Je trouve ça intéressant.

Quel regard portez-vous sur l’Estonie d’aujourd’hui ? Y retournez-vous ?

Je suis une musicienne estonienne, donc personne ne peut effacer l’Estonienne en moi. En fait, je n’ai pas l’impression d’avoir déménagé parce que j’y suis assez souvent, à cause de ma famille et de mes amis mais aussi à cause du travail. Je flotte entre de nombreux endroits. Je pense que les artistes comme moi doivent travailler comme ça pour survivre. Mon public n’est pas très large.

« Live drawing » du concert de Maria Faust Machina Ensemble au Jazzfest de Berlin, novembre 2018. Dessin : Henning Bolte

Quels sont vos projets à venir ?

En raison de l’épidémie de Covid-19, il n’y a pas de concerts en ce moment mais mon nouvel album du Maria Faust Sacrum Facere Organ sortira bientôt sur Stunt Records. En ce moment je termine mon tout premier travail choral intitulé “Mary’s Mass” en hommage aux victimes de violence conjugale. Il y aura aussi un autre travail choral à venir cet été. Ce temps de crise et de confinement n’est pas très différent pour moi. Je suis assez isolée en temps normal.

par Julien Aunos // Publié le 24 mai 2020
P.-S. :

Merci à Kaisa Tooming du magazine estonien Häppening pour la réactivité iconographique !
Merci à Henning Bolte pour le partage de son « live drawing ».

Discographie :

  • Maria Faust - Organ Sacrum Facere - (Stunt, sortie prévue le 25/09/2020). Teaser vidéo en ligne.
  • Maria Faust/Tim Dahl/Weasel Walter - Farm Fresh (Gotta Let It Out, 2019)
  • Maria Faust - Machina (Stunt, 2018)
  • Maria Faust & Kira Skov - In the beginning (Stunt, 2017)
  • Shitney - Earth Core (ILK, 2016)
  • Maria Faust Sacrum Facere - Maria Faust Sacrum Facere (Barefoot Records, 2014)
  • Maria Faust Jazz Catastrophe - Maria Faust Jazz Catastrophe (Barefoot Records, 2013)
  • Maria Faust Group - Warrior Horse (Barefoot Records, 2010)
  • Maria Faust Group - Bitchslap Boogie (Barefoot Records, 2008)