Chronique

Maria Laura Baccarini

Furrow - A Cole Porter Tribute

Maria Laura Baccarini (voc), Régis Huby (vln, vln électronique, dir, arr), R. Pinsard (cl, clb), O. Benoît (g), G. Séguron (b, elb), E. Echampard (dms) + S. Thévenard (electronics)

Label / Distribution : Abalone / L’Autre Distribution

Voilà un disque en tous points réjouissant ! L’hommage que rendent la chanteuse Maria Laura Baccarini et ses complices à Cole Porter est non seulement explosif, mais avant tout empreint d’une vraie originalité dont l’essence est collective.

Pourtant, on aurait pu s’inquiéter. Pensez donc : sans pour autant tomber dans le piège trop facile du délit de belle gueule, nous voici en présence d’une artiste aux allures de top model qui fait craindre d’emblée un de ces avatars marketés dont l’univers du jazz a parfois le secret. Le cours des bimbos insipides étant largement surévalué, on voudra bien nous pardonner cet a priori : on pouvait redouter un énième disque de sucreries, de roucoulades pour vieux messieurs plus avides d’admirer la plastique de la chanteuse que de s’immerger dans son répertoire…

Puis on écoute les premières mesures de Furrow. Et on se dit que décidément, cette actrice et danseuse italienne qui a fait les beaux jours de comédies musicales renommées [1], a quelque chose de neuf à offrir en tant que chanteuse. En effet, amateurs de standards décolorés et de jambes interminables, passez votre chemin : ce disque vous bouscule, c’est un tourbillon rafraîchissant dont l’énergie vous submerge d’autant plus qu’elle est mise au service d’un propos de groupe qui n’hésite pas à s’affranchir des barrières de l’esthétique purement jazz. Il faudrait même insister sur sa coloration rock – qui tend parfois vers une forme actualisée de rock progressif – qui habille cet hommage tonique à Cole Porter. Car hommage il y a, il suffit de se pencher sur la sélection de thèmes quasi planétaires qui composent l’album : « I Get A Kick Out Of You », « Just One Of Those Things », « What Is This Thing Called Love », « My Heart Belongs To Daddy », « Too Darn Hot » ou bien encore « Ev’ry Time We Say Goodbye ». Cole Porter, loin d’être joliment contourné, est ici totalement revisité : une fulgurante façon de déjouer sa musique pour mieux inventer un univers collectif dont on découvre avec plaisir les débordements éclectiques.

Ce beau disque est donc celui d’un groupe : Maria Laura Baccarini ne tire pas la couverture à elle ; sa voix est - comme pour All Around - un instrument parmi d’autres au sein d’une formation soudée, emmenée là aussi par un Régis Huby étincelant : ses arrangements protéiformes [2], loin de nuire à la cohésion de l’ensemble, créent une palette chamarrée et retiennent constamment l’attention par leur verve inventive : les basculements rythmiques d’« Anything Goes », vite embrasés par la guitare électrique d’Olivier Benoît, sur lesquels la voix haut perchée de la chanteuse vient virevolter avec virtuosité ; le groove funky de Guillaume Séguron, dont la basse croise le fer avec les arabesques de la clarinette de Roland Pinsard et du violon de Régis Huby sur « I Get A Kick Out Of You » ; le groupe va encore plus loin sur « Just One Of Those Things » : la batterie d’Eric Echampard propulse une métrique presque frippienne, celle du King Crimson de Discipline [3]. Un mélange étonnant, voire détonant.

Maria Laura Baccarini, elle, chante et déclame un peu à la manière d’une Dagmar Krause à la grande époque de Henry Cow. Chaque morceau livre une exploration sonore pleine de surprises : « So In Love », faussement suave au départ, devient un petit concerto aux allures sérielles pour guitare, violon et clarinette ; la musique s’envole et vous emporte. Cole Porter est là, certes, mais pour baliser le terrain, en catalyseur de toutes les imaginations. Autre déflagration, un « What Is This Thing Called Love » aux accents de musique contemporaine, presque bruitiste, avec crissements d’archets sur les cordes et une clarinette dont l’appel sera entendu par la voix de Maria Laura Baccarini. Syncopes, ruptures, pas de côté, tout dans ce chemin est là pour vous bousculer sans jamais oublier de vous charmer. Même l’enveloppe charnelle de « My Heart Belongs To Daddy » est exempte de mièvrerie, l’exposition du thème cédant vite la place à une longue montée en tension qui procède d’un nouveau basculement vers un paysage transfiguré. « I Got You Under My Skin » ou « Love For Sale », résolument rock, permettent à Maria Laura Baccarini démontrer toute l’étendue de son talent, quasi acrobatique, et d’embarquer le groupe dans une atmosphère joyeusement électrifiée. Et cette brume électrique, électronique qui nimbe de son mystère brûlant une énigmatique reprise de « Ev’ry Time We Say Goodbye »… Encore un autre monde.

On a beau chercher la faille, rien n’y fait : tout l’album est à l’avenant, tout en embardées à la fois imprévisibles et contrôlées ; à aucun moment Furrow ne faiblit. Pour user d’une métaphore sportive, on dira que dans le roboratif jeu de quilles proposé par les six acteurs de cette belle aventure, il y a comme du strike dans l’air ! Une sorte de coup parfait, tant le terreau originel est ici retourné, labouré et le sillon creusé avec un bonheur qui force le respect.

par Denis Desassis // Publié le 23 janvier 2012

[1Citons par exemple A Chorus Line, West Side Story ou Cabaret, mais aussi La Nuit américaine, de et avec Lambert Wilson, qui fut l’occasion de la rencontre avec Régis Huby.

[2Dont on peut découvrir des aspects bien différents dans le cadre du Quatuor IXI (cf le récent et très beau Cixircle. Une nouvelle définition de l’Hubyquité ?

[3Une influence qui se fait sentir à plusieurs reprises sur l’album.