Chronique

Myra Melford Be Bread

The Image of your Body

Myra Melford (p), Brandon Ross (g, banjo, voc), Cuong Vu (tp, electronics), Stomu Takeishi (b, electronics), Elliot Humberto Kavee (dm)

Label / Distribution : Cryptogramophone/Orkhêstra

Myra Melford, pianiste originaire de Chicago, professeure de jazz et d’improvisation à l’université de Berkeley est relativement méconnue en France. On se souvient peut-être encore de son chef d’oeuvre Alive in the House of Saints [1], réjouissant mariage entre la férocité de Cecil Taylor et le groove le plus endiablé.

« The Image of Your Body » poursuit cette démarche originale avec une touche nouvelle, consécutive à une résidence en Inde de septembre 2000 à mai 2001. Elle s’en explique d’ailleurs sur la pochette du disque : « One of the things I notice about this music is the layers of simultaneous activity, not unlike life in modern-day India : a continual bombardment of the senses and a mingling of the peace of the ancient with the hustle of the present » [2]. Si on laisse de côté la dimension mystique, on retrouve certainement cet aspect polyphonique, cette superposition de discours dans la musique du disque.

« Equal Grace » illustre d’emblée ce point avec trois couches sonores bien disjointes : riff de contrebasse obsédant et cahoteux, trompette stratosphérique et nappes d’harmonium. Cette plénitude introductive se mue ensuite avec subtilité en quelque chose de très rythmé, teinté de folklore, mais que l’on croirait surtout originaire du Maghreb. On retrouve cet aspect dans le morceau éponyme et « Be Bread », où le guitariste Brandon Ross fait sonner son banjo comme un oud. Cependant ces trois deux ou trois titres ne sont pas les meilleurs du disque. L’harmonium, en tant qu’instrument mélodique, sonne comme un accordéon anémique, n’a pas une palette suffisante de notes et de nuances pour atteindre la richesse des strates rythmiques.

Néanmoins « The Image of Your Body » est à l’image du corps humain pour les cannibales, il y en a pour tous les goûts. On appréciera aussi ces quelques morceaux habités par le groove, le contretemps juste et aussi la liberté du free : « Fear Slips Behind », « Yellow are Crowds of Flowers » . La trompette de Cuong Vu crée une ambiance nocturne, sauvage parfois, et se pose sur une rythmique exceptionnelle, Elliot Humberto Kavee, infatigable derrière ses fûts, et le prodigieux Stomu Takeishi dont on raffole de la sonorité gourmande et hédoniste.

L’aspect le plus passionnant du disque réside dans les trois longues suites hypnotiques « Luck Shifts », « Your Faces Arrives in the Redbud Tree » et surtout « To the Roof ». Ce dernier commence par cinq notes [3] d’un accord de Si Maj7 qui ouvre une fenêtre sur l’immensité. Myra Melford dévoile alors tout son art de la composition, de l’émotion pianistique, et des orchestrations complexes, avec toujours ces multiples lignes musicales emboîtées. La tension monte peu à peu au cours des 12 minutes traversées par un thème lancinant, et atteint un déferlement que l’on n’aurait guère pu soupçonner : guitare électrique sur 220 volts, cymbales en ébulition, clusters ou ostinatos jouissifs.

« The Image of Your Body » est un disque inégal d’une musicienne géniale. Malgré quelques errances à l’harmonium, Myra Melford propose de nombreuses pistes passionantes pour enrichir son style déjà unique. « The Image of Your Body » est la rencontre non fortuite sur une table d’opération du free, du groove et du jazz-rock.

par Julien Lefèvre // Publié le 11 décembre 2006

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[2« C’est une des choses que j’ai remarquées dans cette musique, ces strates d’activités simultanées, un peu comme dans la vie de l’Inde contemporaine : un bombardement permanent des sens et une confluence de la paix passée et de la frénésie présente ».

[3Si(grave) Fa# Si(aigu) Sib (aigu) Mib (aigu)