Chronique

Naïssam Jalal

Om al Aagayeb

Label / Distribution : Les Couleurs du Son

Ce n’est pas un voyage comme les autres que nous faisons avec Naïssam Jalal. C’est un parcours initiatique - ou ré-initiatique plutôt, puisque l’Egypte est une contrée connue de la flûtiste : elle y a passé de nombreuses années, s’est acculturée et a appris la musique dans les meilleurs endroits du Caire. Jusqu’à participer à des mariages avec un orchestre traditionnel nubien : ce sont les rythmiques impaires et joyeuses de « Ahl Al Nuba » où Adel Mikha et Harry Bdeir accompagnent au daf un dialogue entre la contrebasse d’Ahmed Amin et le magnifique violoncelle de Mohamed Salah que Naïssam Jalal agrémente de quelques traits de flûte. Elle est parfois contemplatrice, laisse les musiciens égyptiens mener la barque sur le Nil en veillant à éviter les remous. Ce n’est pas être spectatrice  : c’est son retour, sa nostalgie, sa bataille pour reconquérir un pays qu’elle a quitté quelques années auparavant. Cela s’illustre idéalement avec « Am Abdo », où elle retrouve le violon du maître Abdo Dagher pour un charmant pas-de-deux. Ancien musicien de Om Khalthoum, il est la courroie de transmission qui nourrit Om al Aagayeb. La madeleine de Naïssam.

Nous ne saurons jamais rien de la déchirure qui a provoqué le départ de la flûtiste de ce pays qu’elle avait fait sien. Elle nous en parlait dans notre récent entretien, mais la pudeur est de mise, et elle éclaire l’ensemble de l’album. La raison importe peu, c’est ce qui rend ce voyage universel. Perché sur l’épaule de l’artiste, l’auditeur goûte la nostalgie de « Shagan » avec Azem Shaheen au oud. C’est profond, plein d’interrogation et de larmes. On en perçoit chaque lien, ceux qui étreignent et d’autres qui retiennent. Qui nourrissent l’âme aussi, puisqu’à l’instar de Quest of the Invisible, le présent disque est à la recherche de l’intangible, du spirituel, et d’une beauté plus grande que soi que l’on ne peut exprimer qu’en musique. On est parfois tétanisé par la solidité des attaches et l’introspection de Jalal, comme en écoutant « Bint al balad », où la douceur et l’insouciance de la voix d’Om Sameh se teinte de gravité et de noirceur dans le tutti des cordes et la ronde de l’accordéon. C’est la pièce la plus longue du disque, c’est aussi celle qui met en abyme les raisons d’un retour.

Om al Aagayed n’est pas une œuvre de musique traditionnelle. La flûtiste se charge de toutes les compositions, et dessine à sa main un pays en gommant les fantasmes et en revenant sur des touches de réel. Il en ressort une image en plusieurs dimensions, comme une quadrichromie qui dévoilerait subrepticement le secret de chacune de ses couches. On écoute l’Egypte des 20 ans de Jalal, mais aussi l’Egypte telle qu’elle est, l’Egypte des rues, celle de la place Tahrir ou de la foi de « Ya Roh » que la flûte incarne à merveille. On ne peut qu’être chamboulé par un tel disque, qui parvient à la fois à se révéler très personnel et à parler à quiconque est doté d’oreille et d’empathie. A tous ceux qui ont connu l’arrachement et la découverte de l’altérité. Ça fait du monde pour s’enticher d’une œuvre à la beauté calme et troublante.