Chronique

O.N.J. Daniel Yvinec

Shut Up And Dance

E. Risser (p, fl), V. Lafont (kb, p, elec), A.-Tri Hoang (as, cl, cl, p), M. Metzger (s, trombophone), R. Dumoulin (s, cl), J. Mienniel (piccolo, fl, élec), G. Poncelet (tp, bugle, kb), P. Perchaud (g, bj), S. Daniel (b), Y. Serra (dr), D. Yvinec (dir), J. Hollenbeck (comp)

Label / Distribution : Bee Jazz

Bis non repetita ! Il fallait s’y attendre, sans une seconde de doute. On avait beau se repaître encore, avec une gourmandise intacte, d’un Around Robert Wyatt unanimement salué comme une réussite exemplaire, fort justement récompensé [1] et placé très haut sur la grande pile des préférences de Citizen Jazz (voir ici notre chronique), on avait beau se réjouir de la relecture des chansons de Billie Holiday dans un programme tendrement nommé Broadway In Satin, ou d’une collaboration avec Benoît Delbecq pour une mise en notes du cinéma hollywoodien avec Carmen, on savait.

Oui, on savait que Daniel Yvinec, flanqué de son Orchestre National de Jazz - dix musiciens prêts à s’engouffrer dans toutes les brèches de son imagination -, nous attendait au tournant d’un autre complot, fomenté cette fois avec le batteur John Hollenbeck qui signe ici l’ensemble de la partition d’un vigoureux Shut Up And Dance, un double CD regorgeant d’une vitalité exceptionnelle. Un manifeste de santé musicale qui va nous accompagner un bon bout de temps...

On ne s’étonnera guère de voir l’ONJ en si bonne compagnie, ni du choix opéré par Daniel Yvinec, que l’on sait lui-même pétri d’audace et d’exigence - à l’instar de son complice américain, dont la carte de visite constitue une solide assurance en matière d’expérimentation. John Hollenbeck, en effet, est un compositeur à la pointe d’une modernité revendiquée, qui a su se forger un langage propre où se côtoient jazz et musique contemporaine, un musicien dont l’œil aiguisé scrute le monde entier en quête de rythme et de mouvement. Et s’il a travaillé aux côtés de quelques têtes d’affiche durant les années 90 (Bob Brookmeyer, Tony Malaby, Kenny Wheeler…), ainsi qu’au sein du Refuge Trio, sa carrière de leader commence réellement en 2001. On mentionnera notamment les albums de son Claudia Quintet (I, Claudia, 2004, Semi-Formal, 2005 et For, 2007) et ceux du JHLE, ou John Hollenbeck Large Ensemble, autant de temps forts qui lui valent un grand nombre de distinctions outre-Atlantique.

Ebauché à New York, puis à Paris lorsque le compositeur américain est venu découvrir les membres de l’ONJ, et enfin à Brême et à Berlin avant que ces derniers ne s’installent en Provence pour une résidence de répétition dans une sorte de laboratoire permanent, Shut Up And Dance a fait l’objet d’un enregistrement live pour, dixit Daniel Yvinec, « capter la force d’une énergie collective ». Un véritable défi imposé à l’orchestre ainsi placé, selon l’idée initiale de John Hollenbeck, « à l’aise dans l’inconfort ». De ces heures intenses, le directeur artistique de l’ONJ tire un bilan très positif : la collaboration a dépassé tout ce qu’il avait pu imaginer. Une « promenade en apesanteur » qui nous enchante par sa densité, son mouvement permanent et ses couleurs orchestrales chatoyantes, le tout portant haut - encore plus qu’avec Around Robert Wyatt - les couleurs d’un orchestre dont on devine qu’il pourrait subsister au-delà de sa durée de vie contractuelle...

Outre l’évident bonheur de la rencontre Yvinec/Hollenbeck, qu’il restitue au mieux, la grande qualité de ce disque à la tonalité souvent intrigante à force de mouvements tournoyants et bariolés, de sonorités malicieusement surprenantes, œuvre intrinsèquement collective et agitatrice de particules loin d’être élémentaires, est aussi de savoir mettre en avant chacun des musiciens avec, de la part d’Yvinec, une tendresse dont l’expression est ici évidente. Mais jamais cet hommage aux compagnons de route ne diminue la puissance expressive de l’ensemble. Bien au contraire, si chaque titre est l’occasion d’une dédicace individuelle, donc l’occasion, pour les musiciens, de mettre en avant leurs talents de solistes-inventeurs, ils ne s’expriment jamais aussi bien que lorsque l’ONJ propulse avec une vigueur réjouissante les compositions de John Hollenbeck. (On ne citera pas ceux-ci plutôt que ceux-là, car il faudrait impérativement les citer tous.) L’orchestre, d’une grande homogénéité, semble gagné par une jubilation contagieuse, dans un continuum mélodique si dansant qu’on cesse de réfléchir. Et c’est tant mieux ! On se laisse sans résister gagner par une fièvre joyeuse, entraîner dans une ronde dont on voudrait qu’elle dure toujours. Par-dessus tout, ces quatre-vingt-quatre minutes sont la preuve que Daniel Yvinec a de nouveau réussi un beau pari : celui d’une musique originale qui sait rester accessible, y compris aux non spécialistes de ce qu’on appelle « jazz. » Pas un instant il n’oublie que la condition sine qua non de toute proposition artistique fédératrice réside dans sa capacité à la nourrir d’un souffle vital et d’une constante pulsation. Ce en quoi il excelle, aujourd’hui comme hier.

On soulignera par ailleurs une prise de son au plus près des instruments, un travail très soigné qui restitue chaque détail d’une musique arrangée avec un soin maniaque pour mieux en favoriser les rebondissements incessants, dans une quête frénétique et allègre du rythme et du mouvement. En cela, Shut Up And Dance est la réponse idéale à la question que se posait John Hollenbeck lui-même en abordant l’écriture du projet : « Qu’est-ce qui groove ? Qu’est-ce que le groove ? Qu’est-ce que la danse ? Comment créer une musique qui ne soit pas nécessairement étiquetée comme intellectuelle ? ». Car de toute évidence, ce disque y parvient.

Mais en fin de compte, n’abusons pas des termes élogieux, des superlatifs... Ne vaut-il pas mieux, tout simplement, « se taire et danser » ? Croire, comme le suggère Daniel Yvinec, en une aventure qui n’est qu’un commencement ? On attend en effet avec beaucoup d’impatience le prolongement scénique de Shut Up And Dance.

Rendez-vous donc le 17 novembre 2010 à Reims [2], le 21 janvier 2011 au Théâtre Pôle Sud de Strasbourg, puis le 25 janvier 2011 au Théâtre du Châtelet à Paris [3].

par Denis Desassis // Publié le 5 octobre 2010
P.-S. :

• La présentation en vidéo
• Daniel Yvinec nous parle de l’ONJ
• le concert du Châtelet à Paris :


[1Le disque a été élu meilleur album de l’année 2009 aux dernières Victoires de la Musique.

[2Dans le cadre du Reims Jazz Festival

[3La création mondiale aura lieu le 16 au London Jazz Festival, qui accueille cette année encore nombre d’artistes français)