Chronique

Yves Rousseau Septet

Fragments

Géraldine Laurent (as), Thomas Savy (clb), Jean-Louis Pommier (tb), Csaba Palotaï (g), Étienne Manchon (kb), Vincent Tortiller (dms), Yves Rousseau (b, comp).

Label / Distribution : Yolk Records

Si la mémoire nous joue des tours, ceux-ci peuvent néanmoins se révéler heureux. C’est ce qui vient immédiatement à l’esprit à l’écoute des Fragments d’Yves Rousseau et de son septet. En convoquant ses souvenirs d’adolescence, le contrebassiste aurait pu se la jouer « revival » et laisser ses amours de lycée (Pink Floyd, King Crimson, Genesis ou Crosby, Stills & Nash par exemple) prendre le dessus sur sa propre musique. Ce serait bien mal le connaître, lui qui n’a pas manqué de faire montre de l’étendue de son inspiration depuis des années (et de son talent par la même occasion). Celle-ci peut se nourrir de poésie (Léo Ferré, François Cheng), de musique romantique (Schubert), d’explorations plus contemporaines (avec son quartet par exemple) sans que jamais sa personnalité de musicien de jazz « absolument libre » ne s’en trouve masquée, voire altérée, par les ombres tutélaires de ses maîtres.

Que les choses soient claires : à l’exception de deux courtes citations directes (« Orléans » de David Crosby et « In The Court Of The Crimson King » de King Crimson, ici joué en contrebasse solo), vous n’entendrez dans ce disque que la musique d’Yves Rousseau. À certains moments, il ne vous échappera pas, c’est vrai, que les « réminiscences » invoquées en incipit du disque peuvent remonter fugacement à la surface. King Crimson, à plusieurs reprises (« Reminiscence Part II », « Oat Beggars » ou « Winding Pathway Part II »), Pink Floyd également (« Winding Pathway Part II »). Ici, on joue du jazz aux couleurs parfois électriques mais toujours polychromes, aux possibles inclinations rock, funk ou romantiques, le tout servi par une formation haut de gamme, apte à peindre les rêves du leader. La guitare du Hongrois Csaba Palotaï, connu pour la diversité de ses influences et sa capacité à être un « metteur en espace », contribue pour beaucoup à ces évocations : elle est tour à tour rageuse, planante et cyclique. Il en va de même pour les claviers polymorphes du jeune Étienne Manchon, dont on avait pu repérer les influences convergentes sur son album en trio Elastic Borders, et qui peut ici jouer si nécessaire le rôle de perturbateur sonore quand la musique veut installer le recueillement (« Reminiscence Part I »). Côté rythmique, Yves Rousseau s’appuie sur la richesse du jeu de Vincent Tortiller, dont la batterie trépidante avait déjà fait merveille au cœur d’une Révolution signée François Corneloup. Et puis, il fallait du souffle, ample et généreux, capable de coups d’éclats et d’élans libertaires autant que de regards vers les respirations de la musique romantique (ainsi « Efficient Nostalgia Part I »). Pour élever encore un peu plus le niveau de la restitution, Géraldine Laurent, Thomas Savy et Jean-Louis Pommier [1], forts de leurs expériences réciproques, conjuguent leurs excellences à celles des précités. Ainsi réunit-on des fragments faussement épars et reconstitue-t-on au mieux le puzzle mental d’un contrebassiste qui, on le devine, on le sent, frétille d’aise lorsque la fresque prend forme. On n’est jamais trop nombreux car cette fichue mémoire est si complexe… Mais quelle belle aventure !

Il n’est jamais ici question de nostalgie, encore moins de tentation d’un retour au « monde d’avant », histoire d’oublier le présent : curieusement, Fragments serait plutôt un disque heureux et plein de promesses. Celle d’une musique qui n’en finit jamais de chercher dans de multiples directions et trouve toujours un chemin, histoire de mettre en lumière de façon originale ces « pépites gardées dans les yeux et les oreilles ». C’est là une belle performance quand on sait toute l’incertitude qui menace la sphère artistique. Et un des disques les plus attachants de cette rentrée, qui n’en manque pas, pourtant…

par Denis Desassis // Publié le 20 septembre 2020
P.-S. :

[1Par ailleurs co-fondateur avec Alban Darche et Sébastien Boisseau du label Yolk sur lequel paraît ce disque.