Pour beaucoup, la nomination de Didier Levallet à la tête de l’Orchestre National de Jazz en 1997, après le succès public qui avait couronné le mandat de Laurent Cugny, représenta à l’époque un important virage. Avec le recul, on distingue maints points communs entre ces deux pédagogues qu’il fut pourtant de bon ton d’opposer, même si le style et la musique furent radicalement différents.
On retrouve une même connaissance pointue des grandes formations (Levallet a dirigé le tentet Générations), la belle synergie de l’ensemble, mais aussi une idée très précise de la direction à prendre. À noter aussi une volonté commune d’amalgamer nouveaux venus et ex-ONJ [1] pour créer une dynamique. Ces similitudes se retrouvent jusqu’au contexte politique, identique ! A l’instar d’Antoine Hervé en 1987, les deux chefs ont été nommés en période de cohabitation ; en conséquence, la liberté totale vis-à-vis du pouvoir sous la direction de Cugny sera également présente chez Levallet. La différence réside dans l’approche, ce dernier se situant plutôt dans la continuité du travail de Denis Badault.
Le dernier ONJ du XXe siècle est l’aboutissement du processus qui a progressivement mené ses chefs successifs à se tourner, exception faite de Laurent Cugny, vers les grandes formations européennes contemporaines. La présence d’un pilier du Mike Westbrook Orchestra en est un brillant exemple : Chris Biscoe s’illustre dès le premier album, ONJ Express. Sur « Quelques moments d’égarement », l’Anglais s’adonne à une discussion pleine d’élégance avec le violoncelle de Vincent Courtois [2] et le piano de Sophia Domancich. Vraie bonne surprise de cette cuvée, elle l’éclaire de son talent et de sa créativité, et en sera récompensée en 1999 par le prix Django Reinhardt. C’est sur le second album, Séquences [3], qu’elle est la plus étincelante, notamment sur « Vashkar », de Carla Bley, un des rares morceaux qui ne soient pas signés Levallet. Domancich y noue avec le coloriste batteur Ramon Lopez une trame subtile et pleine d’étrangeté qui révèle tout autant le talent des solistes que celui de l’arrangeur. Invitée sur Deep Feelings, le dernier disque (2000), la grande Jeanne Lee [4] magnifie elle aussi ce sens aigu de l’arrangement sur « Duke Ellington Sound of Love », de Mingus, feu d’artifice final d’une belle mandature.
Le travail très ouvragé des timbres constitue la marque Levallet [5]. Il s’exprime ici par un luxe de détails dont un des plus représentatifs reste l’usage du cor anglais de Lionel Surin (« Équinoxe d’automne »). La pâte orchestrale très fluide met bien plus l’accent que ses prédécesseurs sur l’espace laissé aux musiciens. Au delà de la volonté de créer des formes très raffinée où, en bonne libertaire, la discipline engendre la Liberté, c’est la qualité des compositions du contrebassiste qui marque cet ONJ. Son approche, largement influencée par Mingus, se fait au détriment de la densité, mais favorise une spontanéité revendiquée et utilisée avec bonheur par un orchestre très homogène qui sait sans cesse renouveler la dynamique de ses échanges. « ONJ Express » en est sans doute le meilleur exemple. Sur ce morceau limpide, on a droit, à côté du clarinettiste Richard Foy ou du trompettiste Nicolas Folmer, à un solo percutant de Daunik Lazro, invité du premier album. La présence d’un esprit libre comme le sien dans une institution pareille peut surprendre. Pourtant, elle n’est absolument pas fortuite. Levallet a bâti sa formation autour d’une famille de musiciens à la personnalité et à l’univers forts, tels Yves Robert ou Jean-Rémy Guédon. Ces héritiers du free jazz européen, celui qui a su échapper à la tutelle du jazz américain, sont en parfaite cohérence avec la raison d’être de l’Orchestre National de Jazz : mettre en lumière cette scène vivace et créative, à défaut d’être populaire, c’est le retour au fondement de l’institution : transmettre et prescrire.
L’autre grande réussite de Didier Levallet est d’avoir su instiller un souffle de modernité au sein de l’ONJ. Musicalement, cela se traduit par une libération des formes qui ne remet pas totalement en cause l’esthétique « Gil Evansienne » de ses prédécesseurs. Toutefois, plus que d’autres, Levallet aura, par ses choix, ancré définitivement l’ONJ parmi les grandes formations européennes. En régénérant son propos, il lui a donné une expression propre, clef de ses futures incarnations. Par exemple, le recours à un directeur artistique (Dominique Pifarély sur Séquences, Simon Goubert sur Deep Feelings), grande nouveauté, est un principe qui sera repris par Daniel Yvinec. À de nombreux égards, ont peut d’ailleurs déceler une parenté entre cet ONJ et la formation actuelle. Pas seulement pour la volonté - contrariée dans le cas de Levallet - de poursuivre l’aventure au-delà du premier mandat, mais surtout pour cette manière sagement iconoclaste et brillante de prendre l’institution à revers pour mieux lui faire faire des pas de géants.