Chronique

Okkyung Lee & Phil Minton

Anicca

Okkyung Lee (cello), Phil Minton (voc)

Label / Distribution : Dancing Wayang

La rencontre de ces deux électrons libres a quelque chose d’intimidant. D’abord parce qu’un tel duo voix / violoncelle n’a pratiquement jamais été tenté - l’auditeur entre en terrain inconnu. Ensuite parce que le refus des chemins balisés dont font preuve les deux musiciens force le respect à tout point de vue.

Leur parcours respectif, souvent couronné de lauriers, ne les a pas assagis, loin s’en faut. Phil Minton, d’abord trompettiste dans un orchestre de cuivres, officiant ensuite dans le groupe de Mike Westbrook à la trompette et au chant au milieu des années 60, se consacre depuis les années 70 à « improviser la voix », pourrait-on dire, tant celle-ci semble naître ex nihilo lors de ses performance. De son côté, Okkyung Lee, goûtant aux joies des musiques libres entre New York et Berlin, n’a eu de cesse d’interroger les limites du violoncelle pour en rendre le timbre méconnaissable, que ce soit en solo ou avec Evan Parker, Thurston Moore ou Peter Evans.

Anicca réunit quatre pièces improvisées d’une musique souvent paisible, parfois heurtée, à l’occasion bruyante et hargneuse, et toujours imprévisible. Quelle que soit la quantité d’énergie qui traverse la performance à un moment donné, une constante demeure : cette musique est déchaînée, aussi loin que possible de toute convention.

Borborygmes, babils enfantins et lallation alternent chez Minton avec râles, grognements, cris, gazouillis et autres raclements gutturaux (« Mu Byun »). C’est toute une étrange tubulure interne, à la fois psychique et biologique, imaginaire et bien réelle, que le vocaliste fait entrer en résonance (« Mu Ah »). Chez Okkyung Lee, les déplacements délicats des doigts préparent de tempétueux mouvements-réflexes à l’archet (« Mu Byun »), avant de s’effacer devant d’imperceptibles effleurements des cordes (« Mu Kyung »). Ces sons inattendus, venus du plus profond de l’appareil respiratoire de Minton ou du système nerveux et musculaire de Lee, s’enroulent en spirales qui plongent droit en avant dans la part la plus physique des deux musiciens. La pensée y est littéralement court-circuitée, certes, mais avec quelle intelligence !

Quand la synergie les emporte, quand le jeu atteint son plus haut degré de puissance, les sonorités produite de part et d’autre échangent leurs positions sur l’échiquier du duo (« Mu Byun) » et se bousculent avec fracas (« Mu Ah »). Ailleurs, elles basculent brusquement dans le calme, pour se retirer avec pudeur dans d’émouvantes manœuvres évasives (« Mu Jin »), ou déposent les armes dans un bref moment de compréhension mutuelle, comme le disent les dernières mesures de « Mu Byun ».

Anicca est la transcription en alphabet romain d’un vocable coréen qui signifie « impermanence ». C’est effectivement là que réside le principe de cette musique : ne rien laisser en paix, sans cesse déplacer les positions conquises dans le jeu en duo. Quand le tapage gronde à l’excès, d’impérieux gestes d’archet viennent le tempérer ; quand les timbres se rejoignent dans un mouvement de fête, la tourmente les emporte à nouveau. Musique de l’incertitude, de l’intranquillité, Anicca est un disque qui s’affranchit en permanence de ses propres règles.


Je voudrais signaler au lecteur le soin tout particulier dont a bénéficié cette sortie. Dancing Wayang est un label anglais qui a ses quartiers à Londres aux Eastcote Studios, dirigé par deux têtes chercheuses qui ont l’amour du travail bien fait. Le label fournit aux musiciens des heures de studio gratuites et un accès à des infrastructures de haute qualité. Les enregistrements, 100% analogiques, y sont réalisés dans le but de capter les nuances les plus fines des instruments et d’en respecter toute la dynamique. Ils sont ensuite publiés sur vinyle 180 grammes, en édition limitée, et ornés de très belles pochettes sérigraphiées. En l’occurrence, c’est Okkyung Lee qui s’est chargée du design, et Christian Marclay en a signé les notes. On ne saurait pousser plus loin le souci du détail et de l’intelligence.