Entretien

Pierre Vaiana

Al Funduq : au carrefour des cultures

De l’album Shakra, enregistré à New York avec le pianiste sicilien Salvatore Bonafede, au groupe Foofango, Pierre Vaiana a toujours apprécié de jeter des ponts entre les cultures. Son dernier projet Al Funduq, aux chatoyants parfums méditerranéens, en est une nouvelle preuve. Après un premier concert au festival de Rossignol en 2006, le projet a été présenté au Concertgebouw de Bruges, à la Monnaie à Bruxelles mais aussi à Louvain-la-Neuve ou aux Chiroux à Liège et vient de faire l’objet d’un enregistrement chez Igloo.

  • Comment est né ce projet ?

Al Funduq est un projet qui a mûri petit à petit. Cela faisait longtemps, après Foofango, que j’attendais de réaliser un projet vraiment personnel. A mon retour d’Afrique, j’ai décidé de travailler sur les musiques de la Méditerranée, particulièrement de l’Italie du Sud et de la Sicile. Dans la classe de Giovanna Marini à l’Université de Paris VIII, j’ai étudié les chants de tradition orale d’Italie du Sud. Ensuite, en 2000, je suis allé en Sicile où on m’a parlé des chants de charretiers : je me suis renseigné et, petit à petit, j’ai commencé à bien comprendre leur importance. J’ai rencontré ces chanteurs et on a fait un disque de cette culture orale. Je m’intéresse beaucoup à cette tradition-là, parce que mon grand-père était charretier en Sicile, c’est donc un héritage de famille. Les charretiers se réunissaient dans des auberges qui s’appelaient Funnacu, or, en parlant avec mes amis d’Afrique du Nord, où je me rends régulièrement, je me suis rendu compte qu’il y avait un lieu semblable dans le Maghreb qui s’appelle Funduq. Ce sont des auberges pour voyageurs, pour marchands, qui, au Moyen Âge, étaient très importantes dans les échanges entre monde musulman et monde chrétien. J’ai choisi cette symbolique-là pour tout le projet qui célèbre le soixantième anniversaire de l’immigration italienne en Belgique.

Giuseppino Tutino (ancien chanteur charretier de Bagheria) et Pierre Vaiana
  • Cet attachement aux racines italiennes, vous en parliez déjà à l’époque de l’album Shakra où vous jouiez avec le pianiste sicilien Salvatore Bonafede…

Absolument ; comme pour Salvatore, c’est la culture méditerranéenne qui m’a formé, c’est elle qui va rester toute ma vie, même si elle se frotte à d’autres et évolue au fil des rencontres. C’est le terreau dans lequel j’ai grandi et je me sens profondément attaché à ces racines, même si, au cours de ma vie, j’en ai créé d’autres. C’est, dans tous les cas, une partie de moi qui est importante.

  • En fait, Al Funduq fait la liaison entre Sonastorie auquel vous avez participé avec Antoine Cirri et votre attachement à l’Afrique lié à Foofango

Je me rends compte que je suis en train de mettre ensemble toutes ces attaches culturelles : il y a le jazz, l’Afrique, l’Italie, l’improvisation libre. Ce projet s’ouvre à différents matériaux, certains qui viennent du jazz, d’autres de la musique traditionnelle comme la tarentelle. Finalement, ce mélange correspond vraiment à ma personnalité. Je veux pouvoir mettre, dans ma musique, tout ce que j’aime, du jazz traditionnel à des formes plus expérimentales, en passant par les musiques traditionnelles et, ainsi, jeter des ponts entre l’Amérique, l’Afrique et l’Europe. Ce mélange est l’expression de moi-même.

  • Comment avez-vous décidé du choix des musiciens ?

Carlo Rizzo, il y a longtemps que je rêvais de jouer avec lui : je l’avais entendu au festival d’Oupeye, en 1994, au sein du groupe Il Trillo avec la chanteuse Lucilla Galeazzi. J’avais complètement flashé sur son jeu de tambourins. Je l’ai revu à d’autres occasions, notamment une fois, lors d’un festival dans le sud de la France où je jouais avec Foofango. Nous l’avons invité à se joindre à nous et ça s’est très bien passé. Cette expérience m’a fait penser que ce serait intéressant de créer un projet avec lui. Je trouve que c’est vraiment un musicien exceptionnel, à des tas de niveaux, que ce soit humain ou musical. Il est tellement généreux et positif tout le temps. D’autre part, j’avais envie de percussions africaines : mon choix s’est porté, au départ, sur Baba Sissoko qui joue du tamani, un tambour dont on peut faire varier la tension des cordes par une pression du bras, mais aussi du ngoni, un instrument à cordes. Quant au choix de Fabian Fiorini, il vient d’une longue collaboration. Je le connais depuis très longtemps : il jouait avec moi au Kaai à l’époque où j’ai monté le groupe Poco Loco. On a fait plusieurs choses ensemble : il était avec moi à la Monnaie et au Concertgebouw de Bruges, en 2003, pour le projet Anye Ben Kafo, dans le cadre du festival Africalia. J’ai toujours aimé son approche très percussive du piano, une approche très libre et, en même temps, très mélodique. Je trouve que, dans ce projet-ci, il exprime vraiment ce côté à la fois lyrique et rythmique qui fait sa particularité. Il développe aussi une attitude extrêmement positive ; je deviens très sensible à cet aspect. La musique est l’expression de ce que tu es au plus profond de toi. J’ai envie que, lorsqu’on joue, on s’amuse. J’ai appris cela principalement avec Foofango. Quand on monte sur scène, on peut faire des choses compliquées mais il faut avant tout prendre du plaisir avec la musique qu’on fait. La grande surprise, pour moi, a été l’extrême complicité entre Fabian et Carlo, ce qui n’était pas du tout planifié. Tous deux ont la même passion pour la musique indienne, notamment pour les cycles rythmiques indiens et, du coup, se lancent dans de longs cycles à l’unisson. Leur rencontre est vraiment magnifique. Et pour les premiers concerts, à la contrebasse il y avait Manolo Cabras avec qui j’avais joué en trio. De par ses origines sardes, il a aussi des attaches très fortes avec l’Italie.

  • Depuis l’apparition d’Al Funduq en Gaume, le groupe a pas mal voyagé…

Oui, entre les festivals de Rossignol et de Bruges, nous sommes allés en Tunisie, à quatre, sans Baba Sissoko. Nous avons fait un très bon concert, nous avons eu des invités tunisiens, notamment un joueur d’oud, au festival Couleurs Jazz à Sidi Bou-Saïd. Le public a très bien réagi à notre démarche d’ouverture sur la Méditerranée. Mais l’accueil a été enthousiaste partout. Pour le projet de la Monnaie, à Bruxelles, nous avons invité Lucilla Galeazzi, des chanteurs charretiers, Giovanni et Melchiorre Di Salvo et un joueur de launeddas, Luigi Lai. A Liège, les chanteurs charretiers étaient présents comme Luigi Lai mais pas Lucilla Galeazzi.

  • Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les launeddas ?

C’est un instrument traditionnel sarde, polyphonique, constitué de trois chalumeaux en roseau, à anche simple, de la famille des clarinettes. Un chalumeau sert de bourdon, un autre, qui lui est attaché, possède cinq notes et est joué de la main gauche tandis que le troisième est joué de la main droite. On met toute l’embouchure en bouche et on joue en respiration continue : c’est impressionnant à voir parce que le musicien a les joues très gonflées et le son est continu.

  • Pour l’album produit par Igloo, le personnel a été, en partie, modifié…
    Al funduq © MICHEL RENAUX. De gauche à droite : Zoumana Dembele, Carlo Rizzo, Pierre Vaiana, Nicolas Thys, Fabian Fiorini

    Les changements sont dus aux aléas des parcours des musiciens. Baba Sissoko n’était déjà pas disponible pour le concert à la Monnaie : il avait dû retourner au Mali au chevet de son père. Zumana Dembele, de Foofango, l’avait remplacé. Moi, cela me fait vraiment plaisir qu’il ait accepté de rejoindre le projet à Bruxelles et à Liège : il est tellement solaire sur scène qu’il dégage une énergie positive qui se transmet à tous. Je trouve que Zumana a beaucoup mûri, il a accumulé un tas d’expériences tant sur la manière d’accompagner que d’être soliste : il sait faire la part des choses, ce qui n’est pas évident chez un musicien qui vient de cette tradition africaine. Il a vraiment compris comment jouer au sein d’un orchestre de jazz. C’est lui qu’on retrouve aussi sur l’album. L’autre changement concerne la contrebasse : Nicolas Thys a désormais rejoint le groupe. Sur le disque sont également présents les deux chanteurs charretiers siciliens qui viennent de Bagheria, près de Palerme. Ce dont je suis content, c’est que je retrouve là une équipe qui exprime vraiment mes différents héritages, mes différents voyages : l’Italie avec Carlo, la Sicile avec les deux chanteurs charretiers, l’Amérique avec Nic puisqu’il est revenu de New York il y a quelques mois, tout l’héritage de Liège et du Kaai à Bruxelles avec Fabian et enfin, Zumana, mon frère d’Afrique. Dans le personnel, on retrouve tous mes périples. Je n’avais pas compris cela au départ mais, maintenant, je me rends compte que chacun apporte vraiment, avec lui, un lieu qui m’a été très cher. Ce projet fait vraiment la synthèse de mon parcours.

  • Et pour ce qui est du répertoire…

On avait déjà beaucoup de musique mais le répertoire s’est enrichi de morceaux qu’on n’a jamais joués en public. J’avais envie de travailler encore sur l’écriture avec Carlo et Fabian : il y a des morceaux qu’on avait d’ailleurs écrits ensemble. Un jour, par exemple, Carlo a proposé un cycle rythmique, sur une nappe de restaurant - un cycle en quarante-huit temps, très compliqué mais que Fabian a compris immédiatement et mémorisé très rapidement. Fabian a alors écrit un cycle harmonique, avant le concert à Tunis, et moi, la nuit, à l’hôtel, j’ai écrit une mélodie dessus. Le résultat est vraiment original parce qu’il fait la synthèse des trois personnalités. On a là un potentiel d’écriture à trois que nous avons encore développé pour l’album.

  • Avez-vous d’autres projets ?

Oui, notamment un qui s’appelle Tribute avec mon fils François, qui est chanteur, Félix Simtaine à la batterie et une rythmique formée de deux jeunes musiciennes, Eve Beuvens au piano et Lara Bosteels à la contrebasse. On joue des thèmes de jazz qui sont dédiés à de grands noms de l’histoire du jazz, par exemple, “I Remember Clifford”, “Duke Ellington’s Sound of Love”, “Lester Left Town” etc… Ce projet me tient à cœur parce que je suis heureux de retrouver Félix, avec qui je n’ai pas joué depuis longtemps et qui compte beaucoup pour moi : quand j’avais l’âge qu’a mon fils actuellement, c’est Félix qui me faisait jouer. Il m’a énormément appris sur la scène, c’est avec lui et Hein van de Geyn que j’ai monté Trinacle, une de mes plus belles expériences musicales. Je trouve aussi intéressant de faire un projet dans lequel, Félix et moi, on passe un peu le témoin aux plus jeunes.

  • Par ailleurs, au Gaume Jazz Festival comme au Middelheim, on a pu vous entendre dans le nouveau projet de Myriam Alter, une musique entièrement vouée au lyrisme mélodique…

Myriam, depuis son précédent album, va dans une direction qui consiste à puiser au plus profond d’elle-même des mélodies qui ont l’air simples mais qui transportent tout un héritage : celui de ses origines judéo-sépharades. Sa langue maternelle est le ladino, une variante de l’Espagnol parlé par les Juifs d’Espagne. Elle a toute cette culture en elle. Je me souviens, la première fois que j’ai entendu ses compositions, il y a très longtemps, je lui ai dit que je retrouvais des influences de cet ordre-là, et pour ce deuxième album elle puise encore dans ses racines les plus profondes.

  • Ce projet est aussi l’occasion de retrouver deux musiciens qui vous sont chers : Salvatore Bonafede au piano, et John Ruocco à la clarinette…

Bien sûr, j’étais très content de retrouver Salvatore. Après avoir joué ensemble à New York et enregistré Shakra il était retourné en Sicile, mais nous étions restés en contact. Nous menons un peu des recherches similaires, il aime beaucoup le projet Al Funduq, de même que mon travail avec les chanteurs charretiers. Nous avons beaucoup d’affinités. D’autre part, j’étais content de retrouver John : nous avons joué ensemble, notamment dans l’Act Big Band de Félix, il y a déjà vingt-cinq ans.

  • Au violoncelle, il y a Jacques Morelenbaum…

Il est très connu en Italie et en Allemagne. Pendant quinze ans, il a joué avec Antonio Carlos Jobim. Il a aussi beaucoup de projets personnels. C’est un musicien très intéressant. Personnellement, j’avais entendu, par hasard, à la radio, un enregistrement en trio avec violoncelle, piano et voix de femme sur une composition de Jobim : cela m’avait vraiment bouleversé. J’en ai parlé à Jacques en me doutant que c’était lui le violoncelliste de ce morceau. Il m’a confirmé la chose et maintenant je vais me précipiter pour essayer de trouver l’album Casas, qu’il a enregistré après la mort de Jobim, dans la maison-même de celui-ci. C’est un musicien très profond, très impliqué dans sa musique.

Pierre Vaiana
  • Ce projet, c’est aussi l’occasion de jouer avec l’une des meilleures rythmiques américaines…

Oui, c’est un vrai plaisir de jouer avec des musiciens comme Greg Cohen et Joey Baron, qui ont une très longue expérience musicale derrière eux. Mais le projet est aussi passionnant parce que je n’ai pas fait que jouer dans le groupe, je me suis investi, avec Myriam, dans le travail de retranscription et d’arrangement des morceaux. Entre les deux festivals, nous sommes allés en Allemagne enregistrer le disque qui sortira en janvier ou février prochain. En studio, j’ai pu participer à la direction du projet. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler à cette création pendant une semaine, entouré de grands musiciens et dans un contexte comme celui-là, c’est-à-dire avec le label Enja qui produit l’album. Mais ce que je ressens, c’est que j’ai participé à beaucoup de projets pour lesquels je me suis investi complètement dans le groupe et, ici, avec Al Funduq, j’ai envie d’exprimer des choses très personnelles. C’est le moment de le faire : j’ai cinquante ans, j’ai beaucoup bourlingué et c’est l’occasion de concrétiser toutes ces expériences en replongeant au plus profond de moi.