Scènes

Gent Jazz Festival 2010

Le Gent Jazz Festival, qui en est à sa huitième édition (onzième, si on lui associe le « Blue Note Festival » des débuts) se porte de mieux en mieux.


Le Gent Jazz Festival en est à sa huitième édition (onzième, si on lui associe le « Blue Note Festival » des débuts) et se porte de mieux en mieux. Sur le site du Bijloke, dont l’espace architectural et l’infrastructure ne cessent de s’améliorer d’année en année, la foule est bien au rendez-vous. Il est vrai que, lorsque l’affiche est alléchante, il serait stupide de faire la fine bouche.

Norah Jones avait ouvert le bal, mercredi 7 (nous n’y étions pas) ; le lendemain, Kurt Elling succédait au trio du trompettiste Greg Houben (que nous ne verrons pas non plus : un concert à 16h30, un jeudi, même en période de vacances, c’est tôt !).

Kurt Elling © Jos Knaepen

Kurt Elling, donc. Tiré à quatre épingles comme à son habitude et sourire carnassier en coin, il livre un show impeccable. Souple et nerveux à la fois. Tendre, joyeux et toujours swing. Depuis longtemps, le chanteur de Chicago va bien au-delà des stéréotypes du crooner de jazz. Avec une fabuleuse rythmique, où Laurence Hobgood (p) se montrera plus d’une fois impressionnant d’explosivité (le final de « Nature Boy », par exemple), il magnifie les thèmes pop (« Steppin’ Out » de Joe Jackson) et les standards mille fois entendus qui, avec lui, prennent d’autres couleurs, d’autres formes - presque d’autres sens, parfois. Il joue au chat et à la souris avec Hobgood, Ulysse Owen (dm) ou, dans une moindre mesure, John McLean (g). De sa voix de baryton, il imite les instruments comme personne, scatte avec une fluidité impressionnante, réinvente les mots et use de vocalese avec pertinence. Kurt Elling possède un univers bien à lui et n’hésite jamais à se mettre en danger, avec humour, simplicité et une disponibilité qui sont la marque des grands.

Dans un tout autre univers, Pierre Vaiana (ss), Salvatore Bonafede (p) et Manolo Cabras (cb) nous font voyager à travers la Sicile. On connaît le goût de Vaiana pour les musiques traditionnelles du bassin méditerranéen : il y a quelques années, son projet Funduq al-Muthanna rassemblait les musiques d’Algérie, de Tunisie et déjà de Sicile. Cette fois, il revisite le chant des travailleurs, des prisonniers et des marins. Il en ressort un sentiment de mélancolie joyeuse ou peut-être d’espoirs brisés ; une gaieté qui tente de masquer le dur labeur de la journée. Le soprano, tantôt âpre tels les cailloux roulant sous les pieds des travailleurs, tantôt doux et lumineux comme leur cœur, rend bien ces sentiments confus. Quant à Bonafede, c’est le complice idéal pour soutenir ces chants plaintifs. L’amitié, tout comme l’émotion, sont palpables. Le jeu est limpide, frais et légèrement swing. Cabras tente quelques échappées tranchantes avant d’accompagner à l’archet un final poignant. On est un peu hors du temps, hors de Gand, légèrement hors du jazz, mais totalement sous le charme.

Ornette Coleman © Jos Knaepen

Tomorrow Is The Question ! Et Ornette Coleman ne cessera sans doute jamais d’y apporter des éléments de réponse, même à plus de 80 ans. Ce soir encore, devant un chapiteau bondé, l’homme au saxophone blanc sert un jazz d’une extrême modernité et toujours inventif. Grâce des mouvements, justesse des interventions au sax, au violon ou a la trompette... il se coule en souplesse dans le torrent discontinu d’une rythmique bouillonnante. Tony Falanga (cb) et Al McDowell (el g) se chamaillent comme deux chiens autour d’un os à ronger. C’est à celui qui repoussera le plus loin les limites l’autre. Mais jamais ils ne se piègent, tout est construction. Si l’un propose une fine ouverture, l’autre s’y engouffre. Derrière, Denardo Coleman (dm) fait rouler le feu du rythme et son drumming puissant, hyper-physique, rarement subtil, attise le tempo. Planant comme un épervier au-dessus de sa proie, Ornette plonge soudain dans l’action, distille des phrases harmoniquement et rythmiquement incandescentes, capitaine d’un bateau fendant une mer démontée. Le groupe aborde les côtes hispanisantes, flirte avec celles du blues, repart du côté de Bach, revisite « Jordan » et nous offre « Lonely Woman » en apothéose. Peut-être un peu moins explosif qu’en 2007 à Jazz Middelheim, Ornette Coleman n’en reste pas moins un acteur principal et incontournable du jazz actuel. Il n’est pas près d’avoir dit son dernier mot, et c’est tant mieux.

La journée du vendredi s’ouvre avec le groupe du jeune et très prometteur Christian Mendoza (p). [1] Ce jazz à la fois complexe dans sa construction et limpide dans sa résolution, assez organique, se fonde sur une implication totale de chaque musicien. Doué d’un toucher souple et virtuose, Mendoza fait çà et là sonner son instrument de manière « métallique » sans oublier d’y injecter de temps à autre une éloquence parfois latine et pondère son lyrisme via des phrases acérées qui laissent de belles ouvertures aux autres solistes, Ben Sluijs (as) et Joachim Bandenhorst (ts). Le jeu de ces derniers, très inventif, se construit sur des questions-réponses d’une intensité rare. Les ouvertures permettent au groupe de tenter des improvisations osées ou de créer des climats étranges, la plupart du temps amenés par un Teun Verbruggen (dm) au meilleur de sa forme. Signalons également le jeu clair et précis de Brice Soniano (cb) dont on devrait entendre parler.

Vijay Iyer Trio © Jos Knaepen

Une musique très personnelle, sans concession, voilà est ce que propose l’excellent trio de Vijay Iyer (p). Ceux qui pensent qu’on a tout dit autour de la formule piano-basse-batterie devront réviser leur jugement. On sent entre les musiciens une belle complicité ; ici, rien n’est dilué, édulcoré, assoupli. La musique se joue de façon concentrée. Ne faire jaillir que ce qui est intéressant, oublier le superflu ou l’inutile. Résultat : les mélodies, parfois sombres ou inquiétantes, jaillissent avec évidence. Le trio entretient le suspense, exacerbe les tensions, aiguise les tempos. Il en découle une espèce de « simplicité complexe » pleine d’imprévus et de rebondissements. Vijay malaxe d’une main gauche ferme un rythme profond et foisonnant, tandis que la droite s’autorise des libertés inconnues. Maîtrise totale... Stephen Crump (cb), lui, sue sang et eau, passant du pizzicato effréné à des instants plus détendus à l’archet, et Marcus Gilmore (dm) n’a plus rien à prouver : son jeu est resserré, ses gestes courts et précis, ses solos tout en concision et esprit de synthèse. Le trio donne ainsi de l’épaisseur à des mélodies anodines (« Human Nature » de Michael Jackson) ou offre une nouvelle vie à « Big Brother » de Stevie Wonder. Puis, il rend hommage à Julius Hemphill (« Dogon A.D. ») ou à Andrew Hill (« Smoke Stack »)… Le public est conquis, de même que Chick Corea, Roy Haynes et toute la bande qui, depuis les coulisses, suivent avec beaucoup d’intérêt l’évolution de cette jeune scène influente du jazz actuel.

Roy Haynes © Jos Knaepen

Voici qu’apparaissent, sous un tonnerre d’applaudissements, Kenny Garrett (as), Chistian McBride (cb) et Roy Haynes (dm), suivis de Chick Corea (p), qui n’hésite pas à saluer la prestation du trio de Vijay Iyer. Les musiciens, qui semblent heureux d’être là, projettent aussitôt le public dans le groove et le swing d’un jazz qui sent bon les roots. Ils revisitent des standards (« Monk’s Dream », « All Blues » etc.) en les remodelant et en les truffant de citations (une touche de Gershwin, un soupçon de Bartók), et Garrett s’en donne à cœur joie ; ses interventions sont incandescentes et inspirées - et parfois trop longues. Alors intervient McBride, qui impose toute la musicalité de sa contrebasse. Ses solos sont d’une puissance inouïe. Il tire sur les cordes avec force tout en conservant la souplesse virtuose des mélodies. Derrière sa batterie, Roy Haynes ne peut pas avoir 85 ans ! Cette légende vivante peut encore en remontrer à bon nombre de batteurs. Avec sa frappe sèche, sûre et précise, il est le gardien infaillible du tempo. Subtil, il instille ici et là des sons d’une infinie beauté, tout en reliefs chamarrés. Il est de tous les rythmes, de tous les tempos, de tous les breaks. Il est LA musique. Quant à Chick Corea, il jubile devant le tapis de rêve que lui déroulent ses comparses. Les notes défilent sous ses doigts sans le moindre maniérisme, mais avec efficacité et brillance. On retrouve son côté dansant, ses origines latines, mais aussi son profond ancrage dans le hard bop. Rien de bien neuf, certes, mais un jazz jubilatoire et de très haut niveau, un jazz de fête. Et la fête, les musiciens ont envie de la prolonger. Le public debout demande un rappel. Roy Haynes, plus déchaîné que jamais, tape sur sa grosse caisse, Christian McBride, jamais le dernier à s’amuser, lui emboîte le pas. Et voilà qu’un improbable « Sex Machine » s’installe. La folie s’empare de Garrett, puis de Corea qui va chercher dans les coulisses Hiromi [2]. C’est alors que Stephen Crump revient sur scène et prend la contrebasse tandis que McBride joue au rappeur. Marcus Gilmore remplace son grand-père aux drums avant de céder la place à Ronald Bruner Jr. (qui sera, lui aussi, en concert le lendemain avec Stanley Clarke). Sur le piano, six mains (celles de Chick, Hiromi et Vijay). Ruslan Sirota s’en mêle. Chick Corea passe derrière la batterie… Le rappel durera plus de trente minutes… Un moment unique.

Le samedi, on découvre un jeune guitariste de 22 ans venu tout droit de San Francisco. Julian Lage n’est pas un inconnu : à huit ans il jouait déjà avec Carlos Santana et à onze avec Gary Burton, qui le remarque et l’embarque dans son ensemble. Sur la scène du Gent Jazz, il est entouré de Daniel Blake (as), Aristides Rivas (cello), Jorge Roeder (cb) et Tupac Mantilla (dm et perc.) Lage joue dans la lignée des Egberto Gismonti, Ralph Towner ou encore Jim Hall, en plus mordant. La plupart des ses compositions sont parfumées de rythmes latins ou cubains. Mais l’ensemble est vite contrebalancé par les interventions singulières du violoncelliste, qui apporte une touche de classique bienvenue. Ajoutons à cela un Mantilla aussi subtil qu’éclatant - son solo de contrebasse percussive sur l’instrument de Roeder est surprenant de fraîcheur et de qualité - et un saxophoniste toujours prêt à « brûler les restes », et on navigue bientôt entre blues, folk, pop et jazz de très haut niveau. Notons que Julian Lage ne s’encombre pas d’étiquettes, et qu’il opte pour une musique du cœur et de l’esprit. À suivre.

Hiromi © Jos Knaepen

Après cette belle découverte, du solide : le Stanley Clarke Band. Deux morceaux aussi courts qu’énergiques pour régler le volume, vérifier le slap et poser les fondations d’un jazz qui sera funk, soul et surtout énergique à souhait ! Stanley Clarke n’a rien perdu de sa virtuosité et ce n’est pas Hiromi qui va le calmer. Sous des airs de jeune Japonaise sage et souriante, c’est un volcan. Il ne lui faut pas plus d’une intro (« All Blues ») pour enflammer le clavier. Les touches se transforment en autant de percussions, les doigts puissants filent à une vitesse vertigineuse, et Hiromi fait littéralement sonner le piano. Elle se lève, accompagne ses mouvements de tout son corps. Son jeu est d’une justesse imparable, éblouissante et virtuose l’indépendance des mains gauche et droite (sur un thème de Charlie Parker, entre autres). Elle sait aussi partager, avec Stanley Clarke, bien sûr, mais aussi le jeune Ruslan Sirota (kb) qui - un peu perdu, il faut l’admettre -, apporte des accents soul ou pop. On est dans la fusion, voire la fission car, sous les assauts rageurs de Ronald Burner Jr. (dm), le niveau ne retombe jamais. Stanley Clarke, le plus souvent à la contrebasse, joue plutôt en slap mais fait preuve d’un beau savoir faire à l’archet. Le groupe fait exploser le « No Mystery » de Return To Forever, avant d’enrober délicatement « Paradise », sorte de milonga qui met en valeur le toucher d’Hiromi dans un style qui n’est pas sans rappeler celui d’un certain… Ahmad Jamal. Le tout se termine par une incantation dans le style « A Love Supreme », avant un « Schooldays » court et musclé en rappel.

Après cette déferlante, place à la tendresse de Toots Thielemans (harmonica), accompagné par Kenny Werner (p) et Oscar Castro-Neves (g). Le site du Bijloke déborde littéralement. Toutes les places sont prises, ainsi que les abords [3]. Sensible à cette ovation, Toots semble toutefois plus renfermé qu’à son habitude, plus introverti. Le concert se déroule sous le signe de la bossa, de la douceur et de la mélancolie. Pas de cabotinage, mais au contraire beaucoup de retenue, et même une pointe de tristesse. Rappelons que Dirk Godts, son fidèle ami et manager depuis plus de vingt ans, est décédé il y a quelques mois. L’affection est palpable. La musique n’en sera que plus touchante. « I Loves You Porgy », « Luiza », « Summertime » défilent avec douceur. Castro-Neves joue avec sensibilité, son phrasé se fait sensuel sur « Summer Samba » et son interprétation de « Waters Of March » - malgré une voix tout en souffle qui montre vite ses limites - est émouvant. Kenny Werner reste souvent à l’arrière-plan, se contentant de saupoudrer des mélodies déjà suaves de quelques effets de synthétiseur d’un goût discutable. Il se rend en revanche indispensable sur « Time Remembered » car, submergé par l’émotion, Toots se perd un peu en chemin. Inutile de dire que l’ovation est des plus enthousiastes.

Kenny Werner, Oscar Castro-Neves, Toots Thielemans © Jos Jnaepen

Le programme du Gent Jazz se poursuivra le lendemain avec Pat Metheny ainsi que, la semaine suivante, dans une veine plus pop, electro, soul ou rap, avec des musiciens tels que Mariza, Gilberto Gil, Cinematic Orchestra, Madness (!!) ou encore le fabuleux Gil Scott-Heron.

par Jacques Prouvost // Publié le 18 août 2010
P.-S. :

Le site du Gent Jazz Festival.

[1Ce quintet a d’ailleurs remporté en 2009 le tremplin Jazz à Avignon et, de ce fait, enregistre cet été au studio de La Buissonne. On attend le résultat avec impatience.

[2Elle jouera le lendemain avec Stanley Clarke.

[3La « tente » n’est jamais fermée au Gent Jazz.