Scènes

Pierre et le loup au Théâtre des Champs-Elysées

Au loup ! L’Amazing Keystone se propose d’initier les bambins au jazz. Il s’est donné les moyens de réussir.


Photo © Michel Laborde

Le 8 mars dernier, « Pierre, le loup et le jazz » s’invitaient au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. L’occasion, pour beaucoup d’enfants, de frémir, de rire, de découvrir les instruments-rois du jazz - et d’écouter une œuvre suffisamment géniale pour s’enrichir volontiers des variations qu’on veut bien lui offrir.

C’est un Théâtre en effervescence qui accueille les dix-huit musiciens et les deux récitants inspirés par l’œuvre de Prokofiev. Cette reprise en deux concerts d’un spectacle créé à l’initiative du Festival Jazz à Vienne en 2012 affiche complet. Spectacle parce qu’avant tout, « voir sonner » un big band de jazz, pour les petits comme pour les grands, est toujours un grand plaisir. Tout de noir vêtus, les jeunes loups de la meute réunie par le tromboniste Bastien Ballaz, le saxophoniste Jon Boutellier, le pianiste Frédéric Nardin et le trompettiste David Enhco s’en donnaient à cœur joie pour faire de ce show sans images à la fois l’occasion, pour beaucoup, de découvrir la musique que l’on défend sur ce site, et un pur divertissement - dans la grande tradition de cette même musique, en fin de compte.

L’omniprésent et néanmoins remarquable Denis Podalydès n’est pas le dernier à faire le pitre pour grossir le trait en tirant la langue à la Tex Avery (la salle est grande) et accrocher un public parfois âgé de trois ou quatre ans. Pari gagné : après la « mort » du canard, avalé vivant par ce terrible loup, un grand nombre d’enfants commente pendant dix bonnes minutes avec les frères et sœurs, les parents ou grands-parents, cet événement tragique. Ce n’est qu’une histoire de canard, mais c’est aussi une figure de la mort - car c’est bien elle qui rôde, elle qu’évoque le vrombissement des cuivres aux harmonies chaudes comme le sang d’une bête fauve ; c’est la mort que l’oiseau nargue, que le courageux petit Pierre défie, au grand dam de son bonhomme de grand-père. Les enfants sont plus sensibles qu’on ne le croit aux obsessions des adultes : ce sont aussi les leurs.

Partition aux enjeux universels, cette commande pédagogique porte bien la marque du génie de l’orchestration et du grand inventeur de thèmes que fut Sergueï Prokofiev. Pour l’anecdote, il a composé la musique de deux films d’Eisenstein, et le cinéaste fut tenté de repenser certaines scènes en raison du caractère frappant de ce qu’entendait le musicien à la vue des rushes [1]

L’histoire est donc bien rendue, mais sur le mode de l’humour et du deuxième degré, de même que sont déclinés les styles de jazz dans une partition où l’on passe du mainstream au new orleans en passant par quelques accents free bienvenus pour figurer le combat chaotique ou la colère impuissante (décidément, Pierre ne fait pas grand cas de l’autorité supposée d’un grand-père). Les voix solistes permettent de faire entendre l’importance de l’individualité en jazz : elle est un peu confondue ici avec les particularités de timbre de tel ou tel instrument, mais certains solos donnent une idée de cette liberté chérie que le jazzman cultive dans l’improvisation. Ces variations joueuses sont avant tout un hommage déclaré [2] aux grands maîtres du genre (Count Basie, Duke Ellington et Thad Jones) et à la joie qu’ils procurent encore aujourd’hui à quiconque a la curiosité de les écouter. Aucune prétention à la relecture ou à l’innovation jazzistique, donc, mais un panorama d’une fraîcheur irréprochable, bien que tout soit tiré au cordeau et respectueux de l’esprit comme de la lettre du jazz. Old bottles, old wine, pourrait-on dire en paraphrasant Gil Evans ; mais quand le vin a ce goût-là, on aurait tort de bouder son plaisir.

par Damien Bouchon // Publié le 30 mars 2015

[1Ce contemporain de Joseph Staline a eu un bien curieux destin puisqu’il est mort le même jour que lui, après avoir à la fois profité de ses bienfaits et subi son infâme tyrannie, comme il se doit. Il avait essayé, à l’instar de bien d’autres artistes, de se concentrer sur son œuvre, mais avait dû faire allégeance au grand méchant loup qui détenait sa femme et ses deux fils. Voir ici.

[2Cf les notes comprises dans le CD, destinées aux curieux qui souhaiteraient éclairer telle ou telle référence.