Chronique

Richie Beirach

Impressions of Tokyo

Richie Beirach (p)

Label / Distribution : Out There / Out Note

Il y a d’un côté la musique et de l’autre côté le monde. Le monde comme il tourne, comme il va. Ou comme il ne va pas très bien…
Quand on invente une musique qui a pour référence la ville que l’on aime et que cette ville est Tokyo - une ville dont on ne sait ni où elle commence ni où elle finit -, on peut penser qu’elle fera naître mille références dans la tête de ses auditeurs. C’est le cas du dernier disque en date du pianiste Richie Beirach, paru dans le cadre d’une série - remarquable - sur le thème de la ville que le producteur Jean-Jacques Pussiau a commandée à différents pianistes.

Impressions of Tokyo, Ancient City Of The Future a été réalisé quelques mois avant les événements dramatiques qui ont frappé la péninsule en 2011. Il est cependant impossible de ne pas y penser, et cela suscite tout de même images dans nos têtes et sentiments dans nos cœurs. Richie Beirach évoque-t-il, en introduction, les lumières de Tokyo la nuit, les cerisiers en fleurs, les jardins zen, le cinéma de Kurosawa ? En fait il ne nous « dit » rien, en ce sens qu’il ne décrit rien. Le titre de l’album, en revanche, dit au moins deux choses. D’abord, sa fascination pour cette ville qui transcende le temps, l’Histoire, voire les événements les plus terrifiants. Puis, paradoxalement, il nous dit que le pianiste n’a peut-être, en effet, aucune histoire à nous raconter. Car son propos est plutôt de nous faire partager les impressions, sensations, émotions que cette ville lui suggère à lui. Planent avant tout sur cette musique la culture ancestrale et très contemporaine à la fois du Japon - telle est est Tokyo, et peut-être le pays tout entier : à la fois passé, présent et avenir. Il serait vain de tenter d’appréhender avec nos repères occidentaux l’attitude du peuple japonais face aux catastrophes naturelles et humaines (la fusion des réacteurs nucléaires ne relevant que de l’aveuglement des hommes). Elle est, dans une certaine mesure, « hors du temps ». En tout cas, elle ne relève pas d’une temporalité qui se donne l’avenir et le progrès comme uniques objectifs. Pour supporter la douleur il faut certes espérer, mais surtout savoir que le passé reste présent et nous projette au cœur de notre propre destin.

La musique peut exprimer tout cela. Si on y prend garde. Si le musicien est exigeant, s’il va incessamment au bout de lui-même et nous la présente comme éternellement insaisissable. Et si l’auditeur la reçoit comme s’il y allait de sa vie, en se remémorant ce qu’il a vécu et en songeant à ce qu’il lui reste à découvrir. Richie Beirach est un des artistes d’aujourd’hui dont l’exigence envers lui-même résonne au cœur de tout ce qu’il donne depuis qu’il s’est dévoué au jazz. Ce fut d’abord avec Stan Getz, premier voyage, première « tournée », avant la rencontre décisive de Dave Liebman, puis le quartet Quest, une des inventions les plus généreuses et fertiles du jazz contemporain. Ces Impressions sont un nouvel exemple de son art intransigeant. Il s’y affirme, s’il en était besoin, comme un remarquable pianiste. Il s’aventure parfois aux confins du jazz, mais c’est précisément pour cela qu’il façonne cette musique qui ne connaît pas de limites. Ni dans le passé, ni dans le futur, à la « lumière » incandescente de Tokyo, ville sans frontières.