Chronique

Shai Maestro Trio

Shai Maestro (p) - Jorge Roeder (b) - Ziv Ravitz (dm)

Label / Distribution : Laborie Jazz

Formé à l’exigeante formule du trio aux côtés du contrebassiste Avishai Cohen, le jeune pianiste israélien Shai Maestro a fait le choix difficile autant que nécessaire, il y a près de deux ans, de s’émanciper de la tutelle de cet imposant « grand frère » (lequel sait s’entourer de jeunes musiciens prometteurs qu’il aide à mûrir et propulse dans le grand monde, comme Chick Corea l’a jadis fait pour lui). Et c’est accompagné de Jorge Roeder à la contrebasse et de Ziv Ravitz à la batterie qu’il fait ses premières armes - oh, bien pacifiques - en tant que leader sur un disque qui, bien qu’il porte son nom et se présente sous ses traits, est sans nul doute le premier manifeste d’un véritable groupe.

L’exercice est difficile, et il faut une certaine insouciance juvénile ou une belle confiance en soi pour s’attaquer d’emblée à cet Everest du jazz qu’est le trio sous sa forme canonique piano-basse-batterie (même si, en la matière, l’expérience acquise aux côtés d’Avishai Cohen joue manifestement un rôle majeur). Mais quand le talent est à la hauteur des ambitions, on peut se permettre d’oser ; et ce premier disque est une belle réussite que la transposition scénique transcende littéralement, à en juger par les premiers concerts de la formation.

Entre quelques beaux morceaux au sens mélodique prometteur et dont l’exécution irréprochable démontre une maîtrise accomplie de l’exercice (« Brave Ones », « Silent Voice » ou « Lethal Athlete » ne sont pas sans rappeler, au détour d’un phrasé, Brad Meldhau, E.S.T. ou Yaron Herman), viennent se lover quelques pépites qui, à elles seules, justifient le statut d’ELU accordé par Citizen Jazz à ce disque. Citons le lyrique et virevoltant « Sleeping Giant », dont l’immédiat pouvoir de séduction ne saurait laisser dans l’ombre les nombreuses autres qualités : un piano léger et virtuose (sans outrance toutefois), une contrebasse dont l’archet vient souligner un beau phrasé porté par une batterie haletante, soumise aux doigts sans repos de Ziv Ravitz. Ce morceau à la construction exemplaire synthétise à lui seul les qualités du trio et les interactions remarquables de souplesse et de fluidité entre des musiciens capables de mener de belles montées en tension mais aussi de les résoudre en quelques mesures en un decrescendo tout en finesse. Les accents folk de « The Flying Shepherd », mêlés à une rythmique aussi bondissante que distordue, poussent à une irrésistible trépidation, tandis que le bien nommé « Painting » (en référence au tableau reproduit dans le livret) se pose en doux contrepoint : très visuel, cinématographique, le thème énoncé au piano comme ses développements ultérieurs prouvent que la fraîcheur presque juvénile de la musique de Maestro n’interdit pas une part de nostalgie et de profondeur, perceptible dans d’autres pièces mais plus manifeste au cours de ce voyage visuel. Enfin, « One for A.C. », hommage - explicite sans être servile - à qui l’on sait, renvoie aux meilleures heures de l’époque Gently Disturbed avant de se clore sur une piste fantôme aussi étrange que réjouissante.

D’une manière générale, ce premier disque frappe par sa maturité et la capacité de synthèse du trio, épargnant à l’auditeur nombre de ces développements abscons qui viennent parfois alourdir les productions de musiciens plus âgés, pour se concentrer sur le sens des mélodies et de la structure. Jamais le jeune pianiste ne se perd dans de stériles circonvolutions ; au contraire, il garde le cap d’une direction maîtrisée, y compris dans les moments d’improvisation.

D’aucuns lui adresseront les critiques qu’essuie souvent celui qui lui a mis le pied à l’étrier et ouvert la porte d’une carrière mondiale : cette musique serait d’un abord trop « facile », n’hésitant ni à flatter l’oreille, ni à toucher l’âme par ses mélodies. La flétrissure au fer rouge de la démagogie musicale n’est pas loin, et l’on voit poindre l’immonde adjectif « commercial » dans l’ombre du nez que ne manqueront pas de froncer les puristes de tous poils. « Quoi ? Une mélodie ? Qui plus est agréable et mémorable ? Comment ? Un accord dûment répertorié dans les livres de théorie musicale ? Plaît-il ? Une forme et une structure qui ne relèvent pas de l’improvisation radicale ou d’une équation du quatrième degré ? Pouah ! Coupez donc ce disque que je ne saurais entendre ! ». Qu’à cela ne tienne… Laissons les esprits chafouins chafouiner en chœur, et que ceux dont l’âme est encore accessible à la beauté simple se laissent aller au plaisir d’une musique qui, pour être sensible et lumineuse, n’est pas si simple qu’il y paraît.