Scènes

Souillac en Jazz 2011

1976, ça fait… voyons… 35 ans, donc trente-six éditions de Souillac en Jazz.


1976, ça fait… voyons… 35 ans, donc trente-six éditions de Souillac en Jazz. Un festival qui a beaucoup évolué depuis des débuts très Hot Club, et qui conserve une ligne directrice claire : six jours de festival, un cœur de programmation de trois jours avec un « in » qui accueille des « pointures » du jazz moderne, un « off » dédié aux régionaux de l’étape, et de multiples occasions de porter la musique dans la rue et hors la ville.

On se souviendra de juillet 2011 comme d’un mois d’avril en retard, froid et pluvieux, à Souillac comme un peu partout. C’est donc en blouson imperméable et chaussures montantes que les (f)estivaliers ont arpenté les rues de la ville, lu la Jazzette - le quotidien du festival, bouclé chaque jour à 3 h du matin par des bénévoles aux yeux cernés, et disponible dès l’heure du café-crème -, déniché entre les averses les scènes et les déambulations du « off », visité l’expo de dessins dans l’église… et scruté jour après jour la pancarte qui confirmait inlassablement un bulletin météo désespérant : « Le concert de ce soir se tiendra au Palais des Congrès ».

Un Souillac en Jazz sans l’abbatiale en fond de scène, sans les étoiles dans le ciel d’été, c’est évidemment un peu moins Souillac en Jazz. Pourtant musiciens, public et organisateurs ont fait contre mauvaise fortune bon cœur. Citizen Jazz a slalomé entre les averses pendant les quatre derniers jours du festival.

Francesco Bearzatti Tinissima Quartet, Suite For Malcolm X
Un concert partenaire du Citizen Jazz Tour’11

Francesco Bearzatti © H. Collon/Objectif Jazz

« Finalement, il n’est pas si mal que ça ce Palais des Congrès », lance-t-il à l’issue de la balance. De fait, si l’acoustique du lieu n’était pas parfaite, le Tinissima Quartet l’a très vite fait oublier. Une brève présentation et on entre tout de suite dans le vif du sujet. Ça joue fort. En volume, certes, mais aussi en énergie. L’introduction grave et lente installe la tension sur douze mesures et puis s’en va. On la retrouvera, plus tard. La vie de Malcolm X défile dans nos oreilles. Un groove félin, trompette et sax à la quinte, un court solo de batterie cliquetant, Giovanni Falzone lâche vite la trompette pour des vocalises déjantées façon Médéric Collignon - en moins virtuose -, puis la reprend, volubile et pugnace. Francesco Bearzatti soigne son jeu de jambes comme un boxeur poids plume et, de fait, c’est à la boxe que fait souvent penser cette musique. A la boxe et à sa longue histoire parallèle au jazz.

Les tableaux se succèdent comme des reprises. On croit entendre du hard-bop et c’en est d’une certaine façon, par l’évidence de l’héritage bop, par l’attachement au destin du peuple afro-américain. Mais ce n’est pas que ça : un détour par le disco, un autre par Metallica ou la blaxploitation, une intensité straight ahead qui confine au free et un engagement total qui touche le public dès les premières minutes du concert. On pense au Mingus de « Fables of Faubus », aux Old and New Dreams, à Max Roach et Archie Shepp.
Applaudissements, cris et sifflets d’approbation, il commence à faire très chaud dans la salle malgré le temps chafouin au-dehors. La paire rythmique Danilo Gallo (basse) - Zeno de Rossi (batterie) enfonce le clou, tisse la toile et laisse les deux soufflants poser les couleurs en aplats, en petites touches, en traînées fulgurantes. Falzone alterne vocalisations non-conventionnelles et élans à la Don Cherry ; Bearzatti, électronique aidant, fait de son saxophone une guitare électrique, puis embouche un xaphoon qui sonne comme un hautbois arabe…

Le final, surprenant, voit les quatre musiciens s’aligner face à nous. On croit à un salut, mais ils restent immobiles, comme une haie d’honneur pour des funérailles. Leurs t-shirts noirs portent un X blanc à la place du cœur. La musique déboule des hauts-parleurs. C’est celle de l’introduction : une séquence mélodique de quatre mesures, un mouvement descendant qui se répète comme un ground de Purcell - d’ailleurs, hasard ou nécessité ?, elle n’est pas sans rappeler celui de « When I Am Laid In Earth » - sur laquelle la voix de Napoleon Maddox slamme un texte beau et poignant. « They didn’t take my life / I gave my life ». Ils se sont retournés, un grand X blanc au milieu du dos, comme une cible. Maddox répète « That’s enough… enough… »

Suivront un rappel, des rappels, on ne sait plus, on a perdu le compte. Plus d’une demi-heure de rappels. Salle debout qui danse et applaudit. On ressent la même énergie qu’à un concert de Springsteen, ce qui n’empêche pas les facéties (citations en tous genres, notamment “Popeye The Sailorman”). Un peu de la “Suite pour Tina Modotti” - l’héroïne éponyme du quartet - puis Sonny Rollins - on se disait bien - , puis carrément du funk avec, en incrustation, le “Trinkle Tinkle” de Monk. C’est fini. On a vraiment oublié la pluie.

Ibrahim Maalouf

Après le Malcolm X débridé des Italiens de la veille, le Palais des Congrès de Souillac (car il pleut, encore et toujours) vire de bord : cap sur Beyrouth avec Ibrahim Maalouf. Et c’est d’une voix presque timide qu’à peine entré – seul – en scène, le jeune homme prévient, histoire de mettre d’emblée les choses au clair : ce soir, « c’est pas du jazz ». Etait-il réellement besoin de le proclamer ainsi ? Il semble en tous cas que ce soit d’expérience que le trompettiste se lance dans pareil avertissement, « Parce que, des fois, il y en a qui crient au scandale… parce que c’est un jazz un peu… un peu… c’est du rock, quoi ! ». En substituant ainsi une étiquette réductrice à une autre, cependant, le trompettiste ne rend pas justice à sa propre musique, qui est certes tout cela à la fois, mais bien plus encore, comme il le prouve d’ailleurs immédiatement, par une courte improvisation en solo marquée au coin des traditions moyen-orientales. Le son est nostalgique, volontairement lointain, presque détaché parfois. Ça sent le désert et les pierres sèches qui n’en finissent pas de brûler, inlassablement, sous un soleil implacable. Le climat est ainsi posé, dans tout ce qui fait la richesse du jeu d’Ibrahim Maalouf, immédiatement reconnaissable à ces quarts de ton qui s’insinuent au détour d’un phrasé pour venir féconder les gammes et les harmonies d’un groupe effectivement aussi rock que jazz.

Ibrahim Maalouf © H. Collon/Objectif Jazz

Car il est vain de tenter, comme certains aiment tant le faire, d’enfermer cette musique au caractère débordant dans de jolies petites boîtes portant belles étiquettes. Le jazz, le rock, bref, le son d’Ibrahim Maalouf, ne se laissent pas dompter si aisément et, de morceau en morceau, on saute avec lui d’un mode à l’autre, d’un monde à l’autre aussi. Et si le passage à la scène apporte à l’ensemble une unité stylistique qui peut donner l’impression de manquer sur les versions enregistrées, si diverses dans leurs ambiances comme dans leur caractère, on y retrouve la richesse d’une personnalité musicale dont on sent qu’elle cache encore bien des facettes (les créations de Métamorphise, première œuvre concertante pour trompette à quarts de ton et orchestre, et d’Alice au Pays des merveilles cet automne 2011 avec orchestre, chœurs, slam et artistes circassiens, devraient cependant contribuer à lever le voile). La dimension électronique, assez présente sur Diachronism est quasi absente de cette soirée lotoise, tout comme les multiples effets de production très travaillés qu’affectionne le trompettiste. Cette dimension plus « dénudée » laisse libre cours à un jazz fusionnel porté par le Rhodes de Frank Woeste, au milieu duquel les distorsions furieuses de la guitare de François Delporte se taillent la part du lion, tandis que les passages plus atmosphériques se découvrent sous un jour plus éthéré ; la trompette y flotte, délicate et dépouillée de ses atours, toujours un brin mélancolique et contrastant dans sa douce et sereine tristesse avec les passages les plus rock.

C’est évidemment « Beirut », véritable synthèse de la « formule » multi-métisse d’Ibrahim Maalouf, qui fait basculer une salle au premier abord surprise, avant de se laisser lentement séduire. Introduit par un (bien trop) long discours explicatif, ce morceau que l’on n’a pas fini d’entendre retrace l’itinéraire du jeune trompettiste adolescent dans les rues de la capitale libanaise en guerre, cherchant avec une fascination presque morbide les stigmates des combats, une cassette de Led Zeppelin fermement greffée aux oreilles. Remarquable, « Beirut » ne l’est pas simplement par sa construction et ses deux thèmes de trompette envoûtants menant à un déferlement de guitare en guise d’apothéose. Il est également représentatif de la manière dont un artiste peut, aujourd’hui, jouer des réseaux sociaux au lieu de les redouter, et les utiliser à son profit : grâce à deux captations vidéo (l’une faite à Marseille lors de l’édition 2010 de Jazz des Cinq Continents et l’autre, la même année, par TV5) diffusées sur YouTube et la page Facebook – très active – du trompettiste, ce titre est devenu un véritable classique (plus de 50 000 visualisations) plusieurs mois avant la sortie de Diagnostic, fin septembre.

Pour être complètement honnête, toutefois, on précisera qu’on a déjà vu Maalouf plus en forme et plus à l’aise, et public plus réactif que ce soir-là. On mettra donc cette relative déception sur le compte des conditions d’un concert rapatrié au dernier moment dans une salle à l’acoustique difficile, après une arrivée tardive sur place et avant un départ le soir même (Ibrahim Maalouf devant jouer, quelques jours plus tard, au prestigieux festival de Beiteddine, au Liban).

Avishai Cohen

Après le Liban, Souillac en Jazz passe la frontière en direction d’Israël (il n’y a guère qu’en musique, malheureusement, que les choses peuvent être si simples…) avec Avishai Cohen, « tête d’affiche » de cette édition 2011. Ce soir encore, le concert a lieu en intérieur, dans une atmosphère chaude et moite, et la mine du contrebassiste, aussi dépitée de cette délocalisation qu’épuisée par des mois de tournée stakhanoviste, laisse craindre une soirée en demi-teinte. Arrivé le jour même de Roumanie, il doit jouer le lendemain au Pays Basque espagnol et semble accuser le coup de ce rythme effréné (dont on peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence…). De fait, après une balance d’une brièveté record, le concert ne commence pas de la meilleure des manières, la faute en partie à un son faible et mal équilibré qui ne gagnera en consistance qu’au bout de quelques morceaux, et à une contrebasse récalcitrante, manifestant son ras-le-bol d’être trimballée aux quatre coins du monde par un refus obstiné de sonner véritablement, entre graves étouffés et aigus souvent clinquants.

Avishai Cohen © H. Collon/Objectif Jazz

Depuis la sortie de Seven Seas, sans doute son disque le plus arrangé et le plus orchestré, Avishai Cohen a paradoxalement décidé de revenir à la scène… en trio, renouant avec la formule magique de Gently Disturbed dans une valse effrénée de jeunes musiciens à peine sortis de l’adolescence : le subtil Itamar Dohari avait, au printemps, laissé place derrière la batterie à un Amir Bresler fougueux mais dont le jeu péchait parfois par trop d’enthousiasme et Shai Maestro s’est éclipsé récemment au profit d’Omri Mor, belle découverte de cette seconde partie de tournée. Les musiciens n’ont que quelques dates à leur actif sous cette formation, mais l’entente musicale est déjà belle et les interactions entre contrebasse et piano par moment remarquables.

Comme toujours, Avishai Cohen alterne morceaux déjà connus du public et pièces n’ayant pas encore été enregistrées, donnant ainsi de précieux indices sur ses orientations discographiques à venir. Les titres de Seven Seas sont totalement revisités tandis que les incursions dans le répertoire passé en rappellent les grandes heures. Quant aux nouveaux titres, ils sont clairement dans la continuité du travail amorcé depuis Aurora tel que le contrebassiste l’a poursuivi sur Seven Seas : les morceaux, où la voix n’est plus centrale, se laissent aller à de longs développements instrumentaux. Les différentes influences ressortent : des accents latins viennent s’immiscer dans les rythmiques jazz, des harmonies rappelant celles de la Renaissance se découvrent d’étranges parentés avec les traditions juives et orientales et le jeu toujours mélodique d’Omri Mor, moins mozartien et virtuose que celui de Shai Maestro mais passant, dans la douceur, de Bach à Keith Jarret (on a vu pires références), renforce cette impression de métissage subtil des genres et des époques. Comme à l’Olympia au printemps dernier, au rang des nouveaux titres c’est « Avraham Avinu », arrangement d’une chanson ladino qu’Avishai Cohen a héritée de sa mère, qui s’annonce comme le plus remarquable.

Vient l’heure des rappels. Avishai Cohen - qui, manifestement très fatigué jouait presque de mauvaise grâce au début du concert et communiquait peu (lui d’ordinaire si disert) -, est enfin déridé et détendu ; et voilà qu’il nous offre près d’une heure de concert supplémentaire. Dans un premier temps, il revient seul, entre douceur et émotion, avec une superbe interprétation du spiritual « Sometimes I Feel Like a Motherless Child… ». Cette complainte venue du fond des âges est suivie d’une version tout en finesse et en retenue d’« Alfonsina Y El Mar ». On aurait pu penser que le concert s’arrêterait sur cette fin suspendue, mais non : répondant à la demande d’un spectateur, Cohen enchaîne sur « Morenika » avant d’être rejoint par Bresler et Mor pour un final débridé, tout le public debout, alors que les lumières ont été rallumées dans la salle. Verre de vin à la main et se mettant au piano, il presse les spectateurs de venir se masser au pied de la scène pour danser : « Besame Mucho », « Shalom Aleichem » et le sempiternel son montuno « Para El Monte Me Voy » (à l’origine, un titre d’Eddie Palmieri, « Vámonos Pa’l Monte »)… tout y passe en matière de rappel à succès, et le public électrisé continue de chanter longtemps après que les musiciens ont quitté la scène. Preuve sans doute que la classe, la générosité et le professionnalisme peuvent venir à bout des conditions les plus délicates.

Dimanche en pente douce

Dernier concert du festival le dimanche à Pinsac, petite commune à quelques kilomètres de Souillac. Ce qui était il y a quelques années un « bis » - un des groupes du off venait y rejouer son répertoire - est depuis cette année devenu un concert à part entière attirant un public un peu différent de celui des « grands » concerts de Souillac. Une plus forte proportion de têtes chenues, de familles avec adolescents… bref, un auditoire plus familial.
Christian Ton-Ton Salut leur a offert un de ces spectacles rassembleurs dont il a le secret, avec une dominante très jazz-jazz : standards, be-bop, hard-bop, quelques pointes jusqu’à Wayne Shorter. Autour de lui, quatre musiciens tous issus du CNR de Toulouse : Cyril Amourette (guitare), David Pautric (sax), Julien Duthu (contrebasse) et Nicolas Gardel (trompette). Deux sets très chaleureux et bon enfant, qui ont emballé l’assistance et permis de redescendre tout doucement vers une fin juillet sans festival, mais toujours avec pluie.

Cette trente-cinquième édition d’un festival plus âgé qu’une partie de son public (belle performance en ces temps de vaches maigres pour la culture) aura finalement surmonté la contrariété d’une météo obstinément récalcitrante et le transfert des concerts dans l’ingrat Palais des Congrès pour garder le sourire et séduire par son accueil tout en chaleur lotoise, loin d’un certain parisianisme froid et guindé qui fait parfois tant de mal à la musique.