Scènes

Happy 70, Mister Zorn

John Zorn et sa bande à la Philharmonie de Paris à l’occasion des 70 ans du musicien.


L’automne 2023 n’en était qu’à ses débuts, qu’il nous donnait plusieurs raisons de rester dans nos mémoires. Après une belle coupe du monde de rugby qui nous laissa pourtant sur notre faim, c’est à un autre évènement planétaire que le chanceux public parisien allait assister. Pendant que certains, plus à l’Ouest, tentaient désespérément de se calfeutrer pour faire face à un certain Ciaran, d’autres s’apprêtaient à accueillir un autre type de tempête : la cantatrice canadienne Barbara Hannigan aux prises avec trois œuvres du grand John.

Barbara Hannigan et le Jack Quartet © Daniel Dittus

Hannigan sings Zorn

C’est flanqué de mes deux fils que je viens assister à l’événement. La foule se presse aux abords de la Philharmonie. Un scooter ronronne derrière nous. À peine le temps de le laisser passer, on reconnaît Mathieu Amalric (vous savez, le compagnon de Hannigan et l’ami de Zorn, mais on en reparlera), casaque beige, toque orange, le nez au vent. Il semble chercher la place la plus près de l’entrée. Des béquilles sont accrochées à l’arrière du Vespa. Ceci explique sans doute cela. On le laisse là et on monte s’asseoir à nos places.
Le programme nous annonce la fin du concert une heure plus tard. Trois pièces de musique contemporaine sont au menu de la soirée : « Jumalattaret », « Ab Eo, Quod » et « Pandora’s Box ». Le public s’installe bruyamment. Amalric avance en claudiquant vers la scène. Il s’installe au sixième rang ; Zorn, masque et capuche sur la tête, incognito, prend place à ses côtés. Le récital peut commencer.

Jumalattaret

Il est 20 heures 5 quand Barbara Hannigan fait son entrée, radieuse, dans une longue robe de satin rouge. Sa chevelure dorée illumine la scène. Elle est accompagnée de son chevalier servant, le pianiste Stephen Gosling. Hannigan repère Zorn dans le public. Léger signes de tête. Gosling entame une lente suite d’accords. Hannigan se pose dessus pour déclamer quelques mots en finnois, mezza voce. Puis ses vocalises montent jusqu’au ciel. Tout le corps est en jeu. Mains, bras, buste, geste minimal ou grandiloquent. Chanson de geste. La salle Pierre Boulez réverbère le moindre des murmures de la cantatrice. S’ensuit une sorte de combat d’une trentaine de minutes entre Hannigan et cette partition (qu’elle n’a d’ailleurs à aucun moment sous les yeux) diaboliquement difficile, pleines d’infimes nuances et de chausse-trapes harmoniques. De son siège, Zorn approuve les passages les plus délicats d’un hochement de tête approbateur. Gosling semble au service de la diva, tel un moine-soldat. Il tient la partition dans une interprétation d’une grande précision, presque mécanique. Son incroyable technique lui permet tout : suite d’accords réverbérés, arpèges cristallins, envolées dissonantes, bruits de piano préparé. Il soutient Hannigan, sans un regard, jusqu’au point final où la cantatrice reprend quelques mots en finnois avant de sonner le glas d’un coup de carillon. Le public attend, semble hésiter, comme suspendu aux lèvres et aux doigts des deux musiciens. Puis pleuvent les applaudissements. Hannigan se jette dans les bras du pianiste. Ils sont aux anges.

Ab Eo, Quod

Après un rapide changement de plateau, Barbara Hannigan revient sur scène, cette fois tout de noir vêtue. Suivent de près le violoncelliste Jay Campbell, la vibraphoniste Sae Hashimoto et le batteur Ches Smith. Ils interprètent « Ab Eo, Quod », une courte (sept minutes) mais intense pièce écrite en 2021 par John Zorn en référence à un tableau de la peintre mexicaine Leonora Carrington. La musique flotte, légère et onirique, portée notamment par l’alliage entre la douceur du jeu de vibraphone de Hashimoto et la profondeur du violoncelle de Jay Campbell. Ches Smith, souple et agile, alterne balais, mailloches et baguettes avec une folle dextérité, proposant une palette de timbres d’une grande subtilité. Quant à Barbara Hannigan, elle trône au milieu, rayonnante, toujours aussi expressive, insufflant à cette composition une beauté troublante qui laisse le public en admiration.

Pandora’s Box

Le programme s’achève avec la pièce « Pandora’s Box », seule composition de la soirée à avoir déjà été enregistrée sur disque en 2013 (par le Quatuor Arditti et la chanteuse Sarah Maria Sun sur l’album Myth And Mythopoeia, sorti en 2014 sur le label Tzadik). Cette fois-ci, Barbara Hannigan est entourée par le JACK Quartet : les violonistes Christopher Otto et Austin Wulliman à sa droite, l’altiste John Pickford Richards et le violoncelliste Jay Campbell à sa gauche. La pièce alterne des parties parlées et des parties chantées. Le texte est en allemand. L’écriture est très précise. La narration avance sur un fil ténu au gré des à-coups de la partition. Les échanges entre les membres du quartet sont à la fois d’une grande complexité mais d’une lisibilité étonnante. La composition joue beaucoup sur les timbres et les hauteurs de notes ainsi que sur les combinaisons entre les quatre musiciens. Hannigan s’engouffre dans cette musique comme si de rien n’était, captivant à nouveau son auditoire par sa capacité à alterner les registres (du murmure au cri, d’un chant très lyrique à des vocalises acrobatiques et bruitistes). On reste constamment suspendu à ses lèvres jusqu’au dénouement final ponctué d’un éternuement dans le public. Sourires. John Zorn applaudit frénétiquement. Amalric et le public aussi.

Devant l’insistance du public, Hannigan revient dans une nouvelle robe au style japonisant, blanche cette fois, nous gratifier d’un rappel. Stephen Gosling, Ches Smith et Jorge Roeder remontent sur scène. La pièce sonne un peu comme une variation de la première composition de la soirée, en plus rythmée et plus mélodique. Dans une ambiance presque swing par moments, la paire Smith/Roeder fait feu de tout bois. Ovation. Hannigan demande à Zorn de les rejoindre sur scène. Le maître se fait prier puis grimpe allègrement sur le plateau. Grand sourire aux lèvres, ils s’enlacent. Nouvelle salve d’applaudissements. Tous les musiciens les rejoignent pour une dernière ovation. Hannigan s’avance seule les bras en croix, visage pointé vers le ciel. Elle jubile.


John Zorn le 2 novembre 2023 à la Philharmonie de Paris © Aurelia Kalasz / Philharmonie de Paris

Masada & Beyond

Le lendemain, sur le parvis de la Philharmonie, un arbre déraciné nous accueille, stigmate de la tempête Ciaran de la veille. Et, comme la veille, le public est toujours aussi nombreux à se presser dans les travées de la Philharmonie. Si, hier, le deuxième balcon était vide, aujourd’hui la salle est pleine jusqu’au plafond. Sur scène, piano, batteries, contrebasse, orgue Hammond, amplis sont déjà en place ; un vibraphone trône un peu plus loin. Tout est prêt. La soirée peut commencer.

New Masada Quartet

C’est au New Masada Quartet (en écho au Masada originel avec lequel John Zorn a conquis la planète) que revient l’honneur de débuter la soirée. Les quatre musiciens font leur entrée sous une ovation. Ils s’installent très près les uns les autres, formant un carré (ou un losange, c’est selon) qui s’avèrera magique. John Zorn est adossé au piano, Julian Lage et sa guitare sont en face de lui, le contrebassiste Jorge Roeder est à sa gauche. Kenny Wollesen complète le carré dans la diagonale. Le set commence pied au plancher. Après un riff rebondi de contrebasse, John Zorn entre en piste. Il fait le show, s’escrimant dans les aigus, avant que batterie et guitare ne les rejoignent pour exposer un thème familier. Zorn esquisse quelques pas de danse et tombe son fameux sweat à capuche. Quelques variations plus tard, chacun y va de son solo, le regard toujours posé sur le maître. Celui-ci distribue la parole, harangue, ponctue, encourage ses complices. Il s’amuse, sourire aux lèvres, avec cette bonhomie qui le caractérise. Regards complices, œillades énamourées. Les trois musiciens sont aux anges et prennent un plaisir immense à jouer ensemble. Communicatif. Le set se poursuit avec trois autres compositions : intros échevelées, blues langoureux, mélodies oniriques, chevauchées fantastiques et virages à 180 degrés. Tout y passe. Et comme lors de la soirée d’hier, c’est la précision quasi chirurgicale des interventions de chacun qui frappe le spectateur, y compris lors des passages improvisés. L’incroyable expressivité de cette musique aussi, alliant le jazz et la musique klezmer. Et puis bien sûr la grande qualité des musiciens : le très lyrique Jorge Roeder, le nonchalant Julian Lage et le toujours très démonstratif Kenny Wollesen. Un rappel plus tard, Zorn et Lage tombent dans les bras l’un de l’autre. Salut et ovation. On enchaîne.

Heaven and Earth Magick

C’est au tour du groupe Heaven and Earth Magick d’investir la scène. Un quartet de haut vol comprenant le pianiste Stephen Gosling, la vibraphoniste Sae Hashimoto, le contrebassiste Jorge Roeder (encore lui) et le batteur Ches Smith. Deux courtes pièces d’une dizaine de minutes chacune sont au programme : « Casting the Runes » et « Acephale » (ces deux pièces ont déjà été enregistrées sur l’album Heaven and Earth Magick, sorti chez Tzadik en 2021). Le programme nous informe que la particularité de ce quartet est que les parties de piano et de vibraphone sont rigoureusement écrites alors que celles de contrebasse et de batterie sont improvisées. Encore un mélange des genres cher à Zorn. Celui-ci est assis sur une chaise au bord de la scène, derrière les amplis. Il couve du regard ses protégés. La première composition, « Casting the Runes », oscille entre moments frénétiques et répétitifs et passages plus introspectifs. Roeder et Smith, très complices, bricolent un accompagnement souple et ludique. Des deux autres instrumentistes (on a pu constater la qualité du jeu de piano de Stephen Gosling la veille) c’est Sae Hashimoto qui impressionne le plus. Nerveuse, bondissante, elle se joue de la partition avec une grande dextérité et beaucoup de conviction. « Acéphale » est une composition d’abord bruitiste, très hachée, dans laquelle le jeu très pointilliste de Ches Smith fait merveille. Elle se transforme en une mélodie limpide et primesautière qui fait d’ailleurs penser à la musique des Dreamers, notamment dans la relation entre le piano et le vibraphone. Le morceau se développe par un retour à quelque chose de plus flottant, de plus élastique, qui fait la part belle au piano de Gosling et à la contrebasse de Roeder (beau solo) avant de s’achever par une course-poursuite échevelée, ponctuée d’une fin abrupte. Du Zorn tout craché.

John Zorn le 2 novembre 2023 à la Philharmonie de Paris © Aurelia Kalasz / Philharmonie de Paris

Simulacrum

La soirée prend fin avec le trio Simulacrum (John Medeski est à l’orgue Hammond, Matt Hollenberg à la guitare, Kenny Grohowski à la batterie), soit le groupe le plus puissant et le plus électrique que Zorn a constitué ces dernières années (il prend la suite en quelque sorte du groupe Painkiller, actif dans les années 90, et du trio Moonchild, dans la décennie 2000). Le trio est bien rodé (ils ont enregistrés dix albums ensemble depuis 2015). Les trois musiciens entrent sur scène, arborant un même t-shirt noir à l’effigie du groupe. Ils enchaînent les morceaux courts et énergiques. Kenny Grohowski est la pierre angulaire du groupe. De sa batterie XXL, il domine les débats. Son style ébouriffé, son jeu lourd et très brut allié à une gestuelle aérienne, presque gracile, lui valent les faveurs du public. D’abord discret, Matt Hollenberg, teint cireux et visage fermé, se met dans le rythme. Bardé d’une belle rangée de pédales, il balance le plus souvent de gros riffs distordus, penché sur sa guitare, jambes écartés, corps tendu. Quant à Medeski, en vieux sage, il envoie, du haut de son orgue, solos acides et basses vrombissantes. Les spectateurs gigotent et gesticulent sur leur siège. Des têtes remuent d’avant en arrière. Des pieds battent la mesure. Le public semble apprécier cette musique qui allie la force brute du métal aux subtilités du langage zornien. Finalement, quitte à écouter du métal, autant que ce soit écrit par John Zorn. Tous les musiciens reviennent sur scène pour un dernier salut. Un spectateur au deuxième rang, debout, crie des « Encore » passionnés à intervalles réguliers. Il frappe dans se mains avec insistance pour demander un rappel. Le public se lève et finit par l’accompagner. Cinq bonnes minutes plus tard, et après négociation avec la direction de la salle, Zorn fait revenir le trio pour un dernier morceau épidermique. Le public est debout, certains à deux doigts du pogo. Le morceau se termine de manière abrupte. Grohowski envoie valser ses baguettes.
Les trois musiciens se rejoignent une dernière fois sur le devant de la scène. Zorn les rejoint. Énième salut. Le public est debout. Zorn lance, en français dans le texte : « Merci. Merci bien. C’est fini. Bonsoir ».
Clap de fin. Vivement les 80.