Scènes

Shin’Ichi Isohata au Bal masqué

Shin’Ichi Isohata est un guitariste improvisateur de la scène japonaise ; certains diront qu’il est le meilleur actuellement.


Shin’Ichi Isohata, Misuzu Furuya par Guy Sitruk

Il donnait un concert près de la place Clichy à Paris, dans un lieu de culture, de rencontres, de détente, Le Bal. Une ambiance aujourd’hui bien lointaine.

C’était le 16 novembre 2019, en compagnie de Misuzu Furuya (buto) et de Naoyo Yakushi (ep).
Son arrivée à Paris a été préparée par Michel Henritzi, fin connaisseur des musiques créatives japonaises, lui-même musicien, et chroniqueur, en particulier dans Revue&Corrigée.

Sobriété des espaces. Un néon blanc sur le côté ; une tringle pour faire glisser un rideau qui ménagera l’entrée et la sortie de scène de la danseuse ; des murs blancs avec une exposition de photos en noir et blanc.

Shin’Ichi Isohata délivre une musique très singulière, fragile, sans effets superlatifs. Il est dans l’épure du début à la fin du concert. Une guitare acoustique amplifiée et quelques rares outils pour faire sonner les cordes. À l’image de ce stylet mobile muni d’une boule à son extrémité et qui vient doucement percuter les cordes, produire quelques semblants d’arpèges. À d’autres moments, il mixe cordes pincées et cordes frottées, pour une musique de la rareté. Elle joue sur les silences, sur les résonances, éveillant l’image lointaine d’un Japon fantasmé, toute de retenue, de sensibilité distillée, mais aussi avec des saillances électroniques, des bourdons autour d’une note, complexes, qui provoquent une sorte de douce hypnose. Cette musique fascine par son dénuement, sa simplicité apparente, le minimalisme instrumental.

Après qu’on a retiré le rideau, on est saisi par cette femme au sol, Misuzu Furuya, avec un masque féminin entre ses jambes écartées, qui agite les bras ou les jambes comme des algues au fond de l’eau, qui soulève le bas du corps à l’image d’un petit animal qui scruterait sa proie, ou qui nous observerait. Cette figure étrange surprend, dérange aussi, focalisant notre regard sur l’entrejambe, sur ce masque sans expression au regard fixe. Elle ajoute à la fascination d’une culture qui nous est lointaine.

Quand le rideau se referme, notre regard se tourne à nouveau vers Shin’Ichi Isohata. Sa musique si singulière nous apaise tout en nous déchirant. Peu de notes, posées çà et là dans l’espace, pas d’effet virtuose, pas de rythmique, mais elle provoque une attention intense. Ce musicien est un alchimiste qui sait capter les particules sensibles tout autour de lui. Il est cet acupuncteur qui connaît parfaitement nos terminaisons nerveuses et sait comment les faire vibrer.
La danseuse Buto revient, en tenue de ville cette fois, sans masque aucun, assise devant nous. Le piano égrène une musiquette nostalgique, accompagnée de lents frottements d’archet à la guitare. Puis c’est comme une succession de drames, intenses, parfois insoutenables, des hurlements silencieux qui passent par le visage de Misuzu Furuya, par ses jambes qui se tordent, par son corps qui se contracte, qui se révulse. Un être meurtri, réduit à un corps subissant.
Il retrouve pourtant un certain calme, l’impassibilité initiale. Elle nous regarde longuement, puis elle se lève et salue, dans le silence. Une forme de sidération après ces violences inouïes, muettes.

On pourrait s’abstraire de ce spectacle étrange, refuser l’invitation car ce serait trop étrange. Mais si l’on accepte la cérémonie, l’envoûtement est là. Cette musique de la litote va à l’essentiel. Si elle nous parle du Japon, c’est du pays actuel qu’il s’agit, celui d’après Hiroshima. C’est le Japon d’une avant-garde radicale mais calme, apaisée, particulièrement expressive. Un moment de pur bonheur

par Guy Sitruk // Publié le 5 avril 2020
P.-S. :

Shin’Ichi Isohata a été l’élève de Masayuki Takayanagi. Tout comme Yoshihide Otomo, il y a d’ailleurs un enregistrement les réunissant, Existence
L’un des albums de Michel Henritzi a été chroniqué sur Citizen Jazz : Walking in the Shadow