Chronique

Toh-Kichi

Baikamo

Satoko Fujii (p), Tatsuya Yoshida (d)

Label / Distribution : Libra Records

Pourquoi « Toh-Kichi » pour nommer le duo Satoko Fujii (p) - Tatsuya Yoshida (dm) ? Je crois que je vais dire « joker ».
Et qu’est-ce que Baimako ? Apparemment une plante aquatique. C’est aussi le titre d’une des compositions de la pianiste.
Le bilan est donc mitigé pour l’édification culturelle des lecteurs.

Après « Gidvbadhopen », une entrée tonitruante qui rappelle furieusement Cecil Taylor, « Rolling Down ». Cette pièce sonne d’emblée comme un tube, un futur standard dépassant la seule sphère du jazz, du rock, voire fait penser à la musique d’un film dopé aux amphétamines. Une phrase au piano, entêtante, répétée inlassablement, et radicalement martelée à la batterie. Thème de la plume de Satoko Fujii. C’est comme un condensé de leur musique. Une ligne nerveuse, obsessionnelle, un simple motif en guise de mélodie sur le clavier, des clusters martelés, et un déferlement de frappes puissantes en écho aux scansions du piano, avec un à-propos subtil du jeu sur les différentes surfaces. Je dois avouer que j’ai écouté ce morceau plusieurs fois d’affilée.

Comme un titre sur deux est dans une langue réservée aux seuls initiés, l’équivalent du zeuhl de Christian Vander et de Magma, je ne vais plus me hasarder à les écrire. Ces noms sont dus à Tatsuya Yoshida (les comprend-il lui-même ?), et les thèmes sont des improvisations libres des deux artistes.
Au total, seize titres dans l’album : chacun est assez court, la moitié d’entre eux sont des improvisations, l’autre des compositions (au titre en anglais), lesquelles sont alternativement de la pianiste et du batteur. La deuxième impro au doux nom de « Hvwebsjhoill » démarre en douceur, puis file vite vers des horizons enfiévrés et chaotiques.
« No Reflection » débute sur les notes graves du piano, puis ce sont trois notes qui servent de thème. La subtilité des frappes est confondante, bien qu’elles soient plutôt puissantes. Une maîtrise du phrasé percussif assez rare. Thème de Tatsuya Yoshida, superbement servi par Satoko Fujii qui apporte l’écrin dans lequel le percussionniste peut s’ébrouer à son aise. L’expérience acquise lors de précédentes rencontres est ici manifeste.
La troisième improvisation nous offre de très curieuses éclosions, piano et batteries aux sonorités confondues, puis des scansions parallèles, et à peine y goûte-t-on que ça s’arrête, nous laissant frustrés.
Le deuxième composition de la pianiste débute par un solo … de batterie. « Baikamo » lui laisse ainsi une très large place, le clavier offrant une guirlande de notes élégiaques, curieusement reprises par des frappes à l’intelligence diabolique, mélodiques de surcroît. Un thème de la pianiste au service du percussionniste … qui le lui rend bien en enchâssant ces notes dans ses frappes.
Une impro de batterie très curieuse encore, avec des cliquetis des notes les plus aiguës du piano, alternant avec d’autres graves, et un jeu des baguettes et du clavier tel qu’on se retrouve par instants tout confondu.
« Aspherical Dance » est la deuxième composition de Tatsuya Yoshida, une pièce qui pourrait n’avoir jamais de fin, une sorte de cadre rythmique qui sert aussi bien le clavier que les peaux et le métal, et qui finit sur une sorte de vague qui ramène le leitmotiv rythmique initial. La dernière composition du batteur, « Climber’s High » revient comme un écho au leitmotiv rythmique de la première composition de la pianiste, nerveux, très scandé, impatient, dans une sorte de jeu entre baroudeurs de la scène.
Et le rock, dans tout ça ? Il y en a aussi, dans les titres impairs en particulier, ceux totalement improvisés et aux noms impossibles, au détour d’un accord, d’une esquisse de thème, presque innocemment. D’ailleurs, on pourrait être infidèle aux deux artistes et ne parcourir que ces derniers afin de traquer quel micro-événement va engendrer la figure suivante, forcément instable.
Comme la première improvisation est disponible en ligne, profitons-en.

Un plaisir symétrique pourrait être pris en sautant d’une composition à l’autre, pour enfin revenir à l’ordre d’écoute de l’album. Donc au moins trois manières de savourer, trois occasions d’y revenir.

L’album finit dans la stratosphère : « Ice Age », une voix lointaine, des percussions éparses, des bruissements, une stase qui prend de l’amplitude, qui se rétracte dans une lente respiration. Les voix des deux musiciens s’élèvent dans une sorte de messe fragile, puis deux accords sombres et nous voilà seuls, sans eux.

Tatsuya Yoshida est impressionnant d’invention, de subtilité dans les timbres et leurs assemblages, d’efficacité mélodique. C’est confondant de plaisir en perpétuel jaillissement. Accompagné d’un bassiste, il a fait de très belles prestations au sein de Ruins. Puis, faute de bassiste, il se produit en tant que Ruins Alone. Bien qu’issu du rock, c’est un transfrontalier multirécidiviste des esthétiques, qui nous fait partager ses brigandages savoureux, comme dans le Painkiller de John Zorn. Aussi le retrouver en compagnie de Satoko Fujii est parfaitement naturel. Elle est une percussionniste du clavier. Et comme elle ne dédaigne pas les accents mélodiques, ne serait-ce que via des leitmotivs, elle dispense une sorte de drogue dont le batteur s’enivre. Cette pianiste est, par ailleurs, une coloriste de haut vol, d’une curiosité insatiable qui l’amène à participer à plus d’une trentaine de formations différentes. On apprend par exemple que pour l’anniversaire de ses 60 ans, elle a publié en 2018 un album par mois !

Baikamo est un curieux album, plein de trouvailles, mais qui pourrait (ou aurait pu) trouver un assez large public en raison, d’une part, de la rythmique diabolique des deux protagonistes tout l’album durant et, d’autre part, d’un véritable syncrétisme d’esthétiques à dominante free. J’ai cru percevoir, par exemple, un bruissement de Beethoven dans « Laughing Birds » (composé par Yoshida) ou une mélodie de dissonances dans « Front Line » qui se poursuit sur une guirlande aux couleurs délicates, envahie d’éboulis. Certaines phrases au piano sont parfois prévisibles, mais comme elles sont au service de l’autre, qu’elles visent à ouvrir des espaces au batteur, elles trouvent là leur justification.
Et puis diable ! Ils sont là pour faire la fête, et pour nous y entraîner.

par Guy Sitruk // Publié le 15 mars 2020
P.-S. :

Citizen Jazz a publié trois chroniques sur Satoko Fujii ces six derniers mois.
Parmi les formations auxquelles a participé notre pianiste, Kaze

Un extrait de cinq minutes du Painkiller de John Zorn avec Bill Laswell et Tatsuya Yoshida. C’est sur YouTube