Chronique

Charles Lloyd Quartet

Live at Montreux 1967

Charles Lloyd (TS, FL), Keith Jarrett (P), Ron McClure (B), Jack Dejohnette (DR)

Label / Distribution : Bertus France

On connaît tous, au moins de nom, le festival de Montreux, aujourd’hui installé au plan international. Il invitait des valeurs sûres du jazz, des noms susceptibles d’attirer les foules pour cet événement annuel. Aujourd’hui les choses ont un peu changé [1]

Voir un hall porter des noms des figures du jazz comme Miles Davis, faisait toujours un peu chaud au cœur [2].
Il faut une organisation irréprochable pour mener à bien un tel rendez-vous. On oublierait presque qu’à l’origine il y avait un tout petit groupe de fondus de musique qui avait un rêve fou : faire venir des brigands de grands chemins du jazz dans cette ville alors peu connue pour son appétit du blues et du rythme. Et pour ce faire, commencer par un quartet qui aujourd’hui fait figure de grand classique, mais qui alors était mené par un jeune homme de 29 ans.
Un tel démarrage était l’occasion de nouer une amitié de plus de cinquante ans.

Après un parcours bien rempli à la tête de ce qui est devenu une véritable institution, les fondateurs ont voulu célébrer cette aventure en publiant certains des enregistrements des tout débuts, occasion de renouer avec Charles Lloyd, devenu vénérable tout comme eux. Ce qui ne l’empêche pas de participer au D’Jazz Festival de Nevers, le 9 novembre dernier.
Quand on voit les membres dudit quartet, on est saisi par le choix aiguisé du leader : Keith Jarrett (p), Ron McClure (b) et Jack DeJohnette (dr).

Charles Lloyd, Keith Jarrett, Ron McClure, JackDeJohnette
Photo du livret

Et ce n’était pas un concours de circonstances. Auparavant, il avait enregistré deux albums en tant que leader avec Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams.
Alors, quelle musique en 1967 ?

On pourrait souligner la prégnance dans nos mémoires du premier thème, « Days and Nights Waiting », le lyrisme de Charles Lloyd, l’influence de Coltrane, mais le deuxième thème, « Lady Gabor », se présente comme le véritable départ du concert. Un rythme soutenu et une flûte au chant qui survole, libre, accompagné parfois de vocalises sourdes. La basse prend des airs de soliste, relayée au piano, dans un discours à faibles amplitudes chromatiques. Le jeu tout d’accidents de Jack DeJohnette vient pulvériser ce trio. Keith Jarrett se libère alors de la pesanteur. Un très grand moment. La flûte revient avec des fêlures, des fragilités comme si le souffle pouvait s’évanouir. Se reconstitue alors le duo flûte-contrebasse d’une musicalité remarquable, tout de dénuement. Puis un quasi-cri, des grands bourdons d’archet et la pièce s’achève.

Une intro en trio, sans piano dans un premier temps, pour installer une certaine rugosité, des brisures, puis retour furtif du piano, tout en déconstruction. Le thème ? « Sweet Georgia Bright ». Certes, on reconnaît Brown, mais à peine. Le sax prend seul la parole, tout juste accompagné de quelques baguettes, puis la basse. Une déferlante à la batterie, comme pour encourager les divergences du sax qui reprend son discours solitaire. Retour du duo avec la batterie, diablement remuante, puis des deux autres. Lorsque Keith Jarrett prend le lead, c’est initialement dans une sorte de classicisme, n’étaient les multiples écarts, accidents, éboulis, chausse-trappes du batteur. Avec un tel préposé aux explosifs, difficile de rester dans les clous. Une long solo de basse où Ron McClure avoue s’être fait plaisir en sortant des codes, comme l’y encourageait le leader. Puis vient Jack, tout seul, aux balais. Des bruissements de bois sec, des grincements, des quasi-sifflements, et la voix, une sorte de vagissement primitif, tout un jeu qui provoque une certaine hilarité du public… dans un premier temps, puis qui retient toute son attention, dans le silence. Il se lâche, Jack, même lorsqu’il reprend les baguettes pour un jeu moins radicalement neuf. Neuf minutes folles. Le sax revient avec des virevoltes rapides, accompagné-poussé par un tandem basse-batterie implacable. Une pièce très surprenante, irrespectueuse des codes d’alors. Une voie originale esquissée entre Ornette et Coltrane, mâtinée de bop, il est vrai. C’est la pièce maîtresse, et la plus longue, de ce volume 1.

JackDeJohnette et Charles Lloyd
Photo du livret

« Love Ship » nous embarque pour une lente dérive aux accents coltraniens. Quand le sax se tait, le piano nous promène sur des chemins certes déjà balisés, mais aux très belles couleurs, mélodieuses, aux sonorités quasi cristallines. La basse reprend son rôle de seconde voix soliste, y compris lors du retour du sax. Ici, la batterie se fait relativement sage. Charles Lloyd poursuit la même veine avec « Love Song to a Baby » et Ron McClure accentue davantage sa prégnance. Keith Jarrett nous rappelle quel magnifique coloriste il sait être, alors que le batteur souligne ces lignes aux balais, aux cymbales. Un beau moment intimiste.

Avec « Forest Flower », on tangente le tube. Après la présentation sensible du thème au sax, le trio se met en place, sur un rythme médian, avec un batteur qui se fait très présent, ainsi que le bassiste. Retour du sax, volubile, comme porté par la batterie et la basse. Ces deux-là s’affranchissent alors pour près de trois minutes avant que le grand Jack parte seul à l’aventure. Et c’est la déferlante, dans la grande tradition du jazz, avec quelques accents africains ! Un solo superlatif ! Reprise du thème. On imagine arriver à la fin de la pièce, mais au détour d’une phrase, un rythme, peut-être jamaïcain, s’installe. Un chaloupé difficilement résistible. Une batterie qui fait la fête au sax, un piano qui ponctue avant que de reprendre à son compte ces couleurs très dansantes, mâtinées de quelques dissonances de bon aloi. Finies les subtilités des frappe, il s’agit là d’être efficace et de chauffer la salle. Pas de demi-teintes non plus pour le piano, de bonnes et solides répétitions… et on ne boude pas son plaisir ! Le sax et la basse (toujours ensemble ces deux-là) ne vont pas rester sur le bord de la route. Vous battez du pied sans vous en rendre compte, même quand l’intensité sonore baisse pour laisser la basse chanter. Le sax revient pour un chant étranglé, suraigu, fait d’éclats et toujours cette danse obsessionnelle, frisant la transe. Le piano rappelle qu’il est aussi une percussion même lorsqu’il tresse ses notes. Personne ne veut être en reste. Enfin quelques notes seulement pour ponctuer la basse-batterie aux notes-frappes obstinées puis c’est la jubilation bruyante du public qui éclate. Un tube, vous dis-je.

Un bain de jouvence que la sortie de cet album. Malgré bien des aventures musicales depuis lors, cette musique sait encore séduire, surprendre nos oreilles lassées des redites musicales. Elle est à la charnière d’une tradition bousculée (Monk, Mingus) et de révolutions en cours à l’époque (John, Ornette, Eric, Albert, Cecil…). Elle montre de plus des musiciens encore bien jeunes, pas encore englués dans l’auto-célébration et l’adulation panurgique d’un certain public.

Pierre Grandjean et Charles Lloyd
Photo du livret

Une très belle façon aussi de saluer la pugnacité et l’amour de la musique de ceux qui arrivent à créer un événement d’une telle ampleur. On peut bouder de telles manifestations, mais elles sont l’occasion de rencontres fructueuses au sein de l’écosystème du jazz, et une source de revenus et de notoriété pour les musiciens. Elles permettent aussi à certains de ceux qui ne baignent pas dans cette musique de venir découvrir une musique, des talents qui ne sont guère diffusés sur les grands médias.