Chronique

Anouar Brahem

Souvenance

Anouar Brahem (oud), François Couturier (p), Klaus Gesing (bcl), Björn Meyer (b), OSI - Orchestra Della Svizzera Italiana, Pietro Mianiti (dir)

Label / Distribution : ECM

Attention, sublime ! On n’ose pas lancer « chef d’œuvre » : trop pompeux, cliché, faible. Pourtant, il faut le dire : Anouar Brahem et ses comparses signent là un monument. « Monument » : ce dont on se souvient, au sens premier. Or, Souvenance est le titre de ce double album. Succession de longues images sonores sur fonds mélodiques, puissance et légèreté. La souvenance serait de l’ordre de l’impression diffuse, la sensation qui dure, qui imprègne ; une dilution du souvenir, mais qui n’en aurait que plus d’effet, une mémoire imprécise et pourtant profonde.

Le maître tunisien de l’oud n’avait pas publié depuis The Astounding Eyes or Rita, en 2009. L’idée était pourtant dans l’air d’enregistrer un nouveau disque avec ce même quartet dit « nordique » – Björn Meyer, basse - Klaus Gesing, clarinette basse - Khaled Yassine, darbouka, bendir. Mais l’Histoire est passée par là, sur l’air du jasmin en sa Tunisie natale. 2011, Anouar Brahem est, lui aussi, soulevé par le mouvement qui va abattre la dictature. La musique attendra – un peu, en réserve, sur le qui-vive. Et la voilà qui a surgi, en 2014, au terme d’un voyage au long cours, d’une écriture très élaborée, intérieure, chargée d’émotions, pour accoster en Souvenance dans un studio de Lugano. La navigation ne fut pas si directe. Anouar raconte : « Il semblait probable que le piano tiendrait un rôle dans ces nouvelles pièces, du simple fait que plusieurs d’entre elles ont été composées sur cet instrument. Mais pendant que je travaillais sur les maquettes, l’idée d’une formation de musique de chambre s’est imposée progressivement dans mon esprit. En octobre 2013, je suis allé à Paris pour commencer à travailler avec François Couturier et le projet est devenu plus concret. »

François Couturier, le complice de vingt ans (depuis Khomsa, 1994, en passant par Le pas du chat noir et Le voyage de Sahar), lui qui a tant parcouru les voies du jazz et d’ailleurs, qui a couché sur son clavier Pergolèse, Gurdjieff et Tarkovsky et outrepassé les genres avec Celea, Humair, McLaughlin… Celui-là donc renoue tout de go avec cet autre projet pour lequel l’oudiste entend faire appel à un orchestre. Anouar Brahem explique : « Il était primordial pour moi de donner aux cordes une fonction organique. Tout dans ce travail était nouveau pour moi, ma formation m’a initié exclusivement à la musique traditionnelle arabe. Je n’avais aucun schéma compositionnel en tête lorsque je me suis lancé dans cette aventure. Mais j’ai vite senti que je n’étais pas forcément très attiré par les effets de puissance et de volume que peut offrir un orchestre de ce type. »

C’est ainsi – tout en subtilité – que l’album a été enregistré dans l’Auditorium Stelo-Mori de Lugano en mai 2014 avec l’Orchestra della Svizzera Italiana, qui a une riche histoire puisque Richard Strauss a composé pour lui et que Stravinsky ou Berio l’ont dirigé dans des interprétations de leurs propres œuvres. Récemment encore, il enregistrait une série d’albums avec la pianiste Martha Argerich. Il ne s’entend pas sur tous les morceaux mais semble les imprégner tous. On pourrait en dire autant des quatre autres musiciens, qui jouent dans une osmose totale – le mot ici n’est pas galvaudé.

« Le chef d’orchestre Pietro Mianiti, précise Anouar Brahem, a été d’une grande aide, en demeurant tout du long très réactif et à l’écoute de nos intentions ». Manfred Eicher n’était pas loin non plus ! Nous sommes ici, plus que jamais, « chez ECM ». Son, silence et musique communient. Si bien que des réminiscences nous parviennent, de plus ou moins près, mâtinées des notes étirées d’Arvo Pärt, des profondeurs boisées de Louis Sclavis ou John Surman, des accords aériens de Paul Bley ou Marilyn Crispell. Une musique, dirait-on alors, fantomatique. A vrai dire, céleste et charnelle. Un envoûtement.