The Man They Call Ass #3
Réflexions et digressions autour de la musique, épisode 3
Hasse Poulsen © Serge Heimlich
Dans ce troisième volet de ses réflexions, Hasse Poulsen vient nous rappeler que la musique est toujours un exercice d’équilibre dans lequel les artistes se battent avec leurs propres limites.
Épisode 3 : Faute !
Assis à l’arrière du studio, dans un sofa ni chic ni nouveau, on s’endort souvent durant les manipulations de l’ingénieur du son, dans sa quête des bons effets pour chaque instrument.
Comment s’y prendre pour rendre tout plus limpide et précis ? Des notes sont corrigées : à cet endroit, celle du saxophone tombe un peu en avance… ou est-ce la guitare ? Après quelques manipulations, on se rend compte que le coup de grosse caisse semble vivre sa propre vie et donne à l’ensemble un côté bancal. Malheureusement on ne peut rien faire pour le rectifier, parce qu’on entend ce son à travers d’autres micros. Il faut donc l’accepter et apprendre à vivre avec.
Le pire, c’est lorsque son propre instrument est isolé de l’ensemble. Évidemment, c’est pour la bonne cause : isoler un instrument permet au technicien de fournir le meilleur son possible, un son qu’il faudra caler ensuite avec celui des autres instruments. Mais c’est une torture que de l’écouter : beaucoup de notes tombent rythmiquement un peu à côté. En général, on joue soit trop staccato soit trop legato, et surtout, on appuie trop fort. On devrait se placer un peu plus en avant sur le tempo. Et le pire, c’est que bien des phrases semblent ne pas savoir où elles vont. Ou alors que le musicien change d’avis au milieu d’une pensée. Il y a toujours LA note – quand ce ne sont pas plusieurs – qui est complètement à côté. Ces notes sont simplement ratées ! Souvent, on essaye de les enlever, mais ce n’est pas toujours possible et parfois le résultat est pire. Ou ce n’est tout simplement pas possible parce qu’on entend dans les autres micros des ombres de la note enlevée.
- Hasse Poulsen © Serge Heimlich
C’est un exercice vraiment éprouvant. Comme lorsqu’on réécoute toutes ces balivernes grammaticalement « hors piste » qu’on arrive à raconter entre les morceaux pendant les concerts.
Mais peut-être n’est-ce pas si grave que ça, après tout…
On peut tout noyer avec des effets, enlever les pires ratages et corriger le reste. Et on a toujours la possibilité de ne plus jamais écouter ses propres enregistrements de concert.
Pour établir un parallèle avec la vie, je dirais qu’il n’échappe à personne à quel point le temps qui passe est l’allié de la gravité, avec une influence très malsaine sur le corps. On devient aussi gris d’esprit qu’un Houellebecq.
Il existe toutefois une autre possibilité : souvent, quand on écoute un enregistrement datant de cinq ans, on trouve que ça sonne très bien et on ignore complètement les fautes. Ces mêmes fautes qui rendaient quasiment insupportable l’idée d’inclure le morceau sur le disque.
Parfois, en écoutant de la musique, par exemple le quintette de Miles Davis des années soixante, on s’aperçoit que les musiciens n’ont aucune idée de là où ils se trouvent dans la musique. Pourtant, ils jouent et ça sonne terrible. À un certain moment, un riff de la trompette réunit le troupeau, nous permettant de nous détendre.
Après avoir écouté beaucoup de musique et beaucoup de concerts, je me rends compte que l’écoute est plus intense quand il se passe des choses « louches » dans la musique. Tout à coup, on est en alerte, complètement absorbé. Si on écoute un disque, alors on peut réécouter ce moment pour détecter qu’est ce qui s’est passé. Tiens, un coup de trop dans la batterie sème un tel doute dans le groupe que tout le monde met en œuvre toute son énergie pour retrouver les autres. Concentration totale !
- Hasse Poulsen & Sigh Fire © Serge Heimlich
J’ai découvert que ce sont précisément les fautes qui font qu’on écoute, et qu’on perd l’attention lorsque tout est lissé.
Je ne veux pas dire que c’est mieux de faire des fautes que de ne pas en faire. Nous faisons tous de notre mieux pour les éviter. Ornette Coleman a dit vers la fin des années cinquante que sa musique était d’une haute qualité, parce qu’il avait découvert qu’il pouvait faire des fautes en jouant. Imaginez comme ce fut une déclaration bien provocatrice pour toutes ces oreilles qui confondaient sa musique avec du bruit !
Monk. Que dire de plus ? Des fautes et des limites sublimes comme style et comme de l’art.
Le blues…
Je crois profondément que la condition la plus importante pour jouer de la musique est d’être capable d’accepter ce qu’on joue soi-même. Qu’on ne soit pas en train de cacher ce qu’on fait. Qu’on aille au bout de l’idée et qu’on accepte toutes les conséquences (ainsi Klaus Maria Von Brandauer dans Mephisto). Est-ce une faute d’avoir inclus les cloches à la fin du film Breaking the Waves ? [1]
C’est quoi une faute ?
Certains disent que les fautes constituent notre personnalité. J’espère que ce n’est pas tout à fait vrai, mais il y a là sûrement une part de vérité. Je suis obligé d’accepter ma voix. Il faut que j’accepte de ne pas être le guitariste le plus rapide du monde. Je dois accepter de commettre beaucoup de fautes. Dans le monde des humains, je peux m’excuser avant de les rectifier, mais l’excuse n’est pas possible dans le monde de la musique.
Les fautes nous montrent aussi quelque chose : que nous sommes à la limite de ce que nous savons et pouvons. Les gens qui jouent sans faire de fautes jouent en général quelque chose qu’ils ont travaillé à fond. Ils ne prennent pas de risques.
J’ai toujours pensé que les musiciens étaient au sommet durant les années où ils sont en équilibre sur la limite de leurs possibilités. Comme si, parce qu’ils jouent leur vie tout entière, ils ouvraient en nous le champ des possibles.
Apparemment, il est toujours tentant de trouver quelque chose qui marche et puis de continuer à le répéter, de manière plus ou moins rigide. Miles ne faisait pas ça. Ou plutôt peut-être a-t-il mené cette idée à un niveau plus abstrait. Ce qui marchait pour lui était de ne pas savoir ce que faisaient les autres. J’ai entendu des critiques dire que Miles n’était plus capable de jouer parce qu’il jouait des notes radicalement à côté. Mais nom de Dieu ! C’est bien ce qu’il fallait faire ! C’est précisément cela qui a poussé les autres musiciens à aller jusqu’au bout, à rejeter toutes les limites et autres inhibitions et, ainsi, à jouer mieux qu’ils ne l’ont jamais fait.
Dans son livre Barbe Bleue, Kurt Vonnegut écrit : « Ce que le public cherche, c’est de voir une personne se battre avec ses propres limites ». C’est une phrase magnifique, n’est pas ? Allons-nous accepter nos propres fautes et les fautes des autres ? N’acceptons pas les barbelés autour de notre imagination.