Tribune

The Man They Call Ass #2

Réflexions et digressions autour de la musique, épisode 2


Hasse Poulsen © Michel Laborde

Dans ce deuxième volet de ses réflexions, le guitariste Hasse Poulsen continue de questionner le sens de la musique, comme d’autres s’interrogeraient sur le sens de la vie. Mais les deux ne font peut-être qu’une, après tout...

Épisode 2 : Assieds-toi !

Une réunion de la Fédération Danoise du Jazz. Je me tiens seul devant un tableau noir, en train d’expliquer une idée. Dans les gradins escarpés se trouve tout le milieu du jazz, des gens qui n’apprécient pas vraiment ce que j’ai à dire. En réalité, ils sont tellement irrités que certains se lèvent de leur siège en criant, tandis que d’autres hurlent leurs bons arguments et autres slogans à travers le tumulte. Je me souviens très bien d’un journaliste qui, à demi debout, répète jusqu’à ce que je l’entende : « Asseyez-vous maintenant, Hasse ! »

Quand on a choisi comme métier de se présenter sur scène, on a l’habitude de recevoir des choses en pleine gueule sans les prendre trop à cœur. Mais c’est rarement aussi violent que lors de cette réunion de la Fédération ou pendant un concert, comme ce jour où des gars rigolos s’étaient amusés à distribuer des tomates au public sur la Place Blågård. On vous jette beaucoup à la figure. Même de parfaits inconnus sont persuadés de tout savoir sur la musique et sur les choix que vous devriez faire. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à se sentir autorisés à vous asséner leurs vérités : les amis et la famille s’y mettent avec la joie du cœur, avec les meilleures intentions bien sûr.

En tant que musicien, on doit faire beaucoup de choix. Tout le temps. Et souvent avec des conséquences majeures. Ça n’a l’air de rien, mais les conséquences peuvent être importantes : faut-il jouer une guitare rock ou une guitare acoustique avec un micro ? Faut-il avoir un bassiste dans le groupe ou pas ? Ne devrions-nous pas abandonner le schéma d’harmonie et simplement improviser dans ce morceau ? « Hé ça, c’est du free jazz ! On ne fait pas ça ici ! »

Quand j’ai commencé à aimer et jouer du jazz, j’imaginais que nous faisions partie d’une grande famille : Teddy Wilson, James Blood, Sonny Stitt, Ornette, oui. Et Karsten Houmark, Jesper Zeuthen et tous les autres nourrissaient et réinventaient ensemble la grande musique merveilleuse. Je pensais que tout le monde était d’accord. Bien sûr, Vernon Reid et la Decoding Society appartenaient à la même famille que Joe Pass. Leurs musiques ne se ressemblent pas, mais ils expriment ce que personne à part eux-mêmes ne peut exprimer. Il s’est avéré que cela ne cadrait pas avec la réalité. Même dans une copropriété, les désaccords et le mépris mutuel sont des jeux d’enfants comparés au monde du jazz (et de la musique). À vingt ans, après mes années d’études à Boston où je m’étais baigné dans la musique de John Scofield, Mike Stern, Bill Frisell, Mick Goodrick et bien d’autres, mes amis musiciens danois m’ont dit qu’ils n’avaient pas besoin de tous ces trucs d’amerloques, il y avait assez de jazz sympa au Danemark.

Hasse Poulsen © Jacky Joannès

J’ai passé les années 90 à pousser la musique aussi loin que possible vers des abîmes expérimentaux, et je suis allé très loin. Peut-être qu’une forme d’aboutissement fut ce concert où j’avais été appelé par Vincent Courtois pour casser une guitare. Ça s’est bien passé.

En même temps, j’ai vu Oklahoma ! à Londres et j’ai découvert à quel point une comédie musicale peut être incroyable : bien chantée, bien jouée, avec de superbes acteurs et danseurs, un déroulement, une dramaturgie, une présence. Puis j’ai rejoint Louis Sclavis et Napoli’s Walls qui a joué partout, surtout en Europe. Louis est un musicien très professionnel, qui fait tout pour réussir chaque concert. Il veut être aussi précis que dans une comédie musicale, tout en essayant de réinventer la musique. Improvisation et rigueur à la fois. Ce n’est pas une route facile. Il a dit une chose qui m’est restée : « Hasse, quand tu joueras avec moi, tu seras exclu des festivals d’avant-garde ».

Il avait raison. Un jour, avant un concert à Victoriaville, Keith Rowe est venu vers moi en disant : « Tu es en train de prendre une très mauvaise route », tout en faisant un signe de tête vers mes formidables collègues musiciens. J’ai donc dû dire à Keith qu’il faisait partie de l’histoire et de mon histoire au même titre que John Scofield et Charlie Christian. Louis m’a également dit : « Un Américain construit sa carrière sur une seule image. Une fois qu’il a trouvé une piste qui marche, il y reste, que la route soit pop comme Barry Manilow ou nouveau jazz comme Tim Berne. » J’ai moi-même été très conscient d’emprunter une voie complètement différente. C’est une route qui ne va pas tout droit, qui ne suit ni un cercle ni aucun schéma que je puisse imaginer. D’abord parce qu’il y a tellement de musique que j’ai envie d’explorer. Ensuite parce que dans la vie rien n’est statique. Ce qui a pu m’exciter une fois me laisse froid le lendemain.

Lorsqu’on joue une composition, ce n’est pas pour réaliser des prouesses, mais pour aller au-delà de soi-même, au-delà des mots, jusqu’au moment où on rentre en contact avec la vie elle-même.

La musique est une formalisation des émotions. La musique n’est pas une émotion en soi, mais c’est de l’émotion exprimée à travers certains sons utilisés dans des systèmes finement développés. Il n’y a pas de théorie cohérente qui puisse expliquer la musique – ou définir ce qui est vrai ou faux dans la musique. En tant que musiciens, nous travaillons des techniques pour nous mettre en contact avec l’incompréhensible. Lorsqu’on joue une composition, ce n’est pas pour réaliser des prouesses, mais pour aller au-delà de soi-même, au-delà des mots, jusqu’au moment où on rentre en contact avec la vie elle-même. Quand on improvise, c’est un chemin différent vers ce même contact. De ce point de vue, tous les musiciens, quel que soit le style qu’ils ont choisi, poursuivent le même rêve.

On peut en passant s’émerveiller des variations stylistiques qui sont possibles en faisant de très petites variations d’accentuation : les cinq mêmes notes peuvent être à la fois de la musique folklorique typiquement africaine, irlandaise, typiquement chinoise, country-western ou modal style Coltrane, selon le choix d’accents et de la note qu’on place au centre. Ce sont les cinq mêmes notes.

Hasse Poulsen © Jacky Joannès

Au cours des quinze dernières années, je suis passé du statut d’avant-gardiste limite « stalinien » au jazz moderne et ancien, au free jazz et à la nouvelle musique classique, et maintenant même chanteur de country rock dans Tom’s Wild Years. Le résultat a été qu’un certain nombre d’organisateurs de concerts ont cessé de répondre (certains étaient de très bons amis) et que d’autres se sont présentés. Un directeur de festival m’a lancé il y a quelques années que j’avais « changé de monde »… En fait non : j’ai juste élargi mon répertoire. Je suis toujours un improvisateur furieux dans le genre libre – il y aura bientôt un disque avec Samo Salamon, et le prochain Das Kapital sera de l’improvisation pure, une commande de Label Bleu – mais sous prétexte que je chante et joue de la country ou je ne sais quoi d’autre, il est devenu difficile de trouver des dates dans les festivals de musique nouvelle.

J’ai toujours été très conscient de mes choix, et je trouve que c’est un triste sort que de s’enfermer dans un seul style, dans une seule image. Évidemment, ça se vend plus quand la clientèle connaît la marchandise à l’avance, mais humainement je cherche autre chose. À mes débuts, j’ai affirmé que je voulais faire de l’imprévisibilité mon identité. Cela m’a donné la liberté de poursuivre ces courants, ces inspirations et ces émotions très inexplicables et mystérieuses qu’un artiste passe toute sa vie à comprendre, en gardant une fraîcheur presque amateur. Je ne veux pas être le porte-parole de quoi que ce soit d’autre que le grand mystère.

Le guitariste danois Pierre Dørge appelle sa musique Open Door. C’est l’image même de ce qu’est l’art – et de ce que fait le musicien. En utilisant un certain nombre de techniques, on ouvre des portes en soi-même. Quand on joue ensemble, on essaye de s’ouvrir des portes les uns les autres. Devant un public, on essaye de les ouvrir en eux. Un point important est qu’on ne sait jamais quelles portes s’ouvrent : s’agit-il d’émotions positives ? Est-ce de la colère et de l’agression ? Est-ce la porte vers tout ce qui est perdu ? Réminiscences d’expériences désagréables ? Etc. On ouvre, mais sans savoir quoi.

Ne croyez pas aux formules qui prétendent donner au public une expérience précise ! Nous ne savons tout simplement pas quelle expérience telle ou telle personne va vivre. Jamais. Alors, que reste-t-il à faire ? Il faut simplement vivre et explorer autant que possible, et toujours faire de son mieux. Nourrir la flamme de la vie en nous-mêmes et chez les autres, comme l’a dit Peter Bastian (bassoniste et auteur danois). Je suis fasciné par la violence de la colère qui saisit beaucoup de gens quand ils parlent de musique. Une musique peut les fâcher et même les rendre violents quand « ils ne l’aiment pas ». Pourquoi ? Après tout, personne n’est attaqué physiquement ou verbalement. C’est juste du son. Pourquoi les belles dames se sont-elles battues avec leurs éventails au Théâtre des Champs Élysées le 29 mai 1913 ? [1]
Je pense que la question est de se sentir concerné. Si vous vous sentez exclu pour une raison ou une autre, vous devenez agressif. L’important n’est donc pas de jouer mais de créer, avec toutes les personnes impliquées dans un concert ou un disque, une atmosphère dans laquelle le public se sentira invité et bien reçu.

Alors laissez-moi le dire aussi clairement que possible : vous êtes tous les bienvenus ! Explorons ensemble les mondes du jazz et de la musique.

par Hasse Poulsen // Publié le 4 juillet 2021

[1Ce soir-là, les Ballets Russes donnaient la première du Sacre du printemps d’Igor Stravinski chorégraphié par Vaslav Nijinski. Un choc esthétique et une quasi-émeute…