Chronique

Das Kapital & Royal Symphonic Wind Orchestra Vooruit

Eisler Explosion

Daniel Erdmann (ts, ss), Hasse Poulsen (g), Edward Perraud (dms) + Royal Symphonic Orchestra Vooruit conduit par Geert Verschaeve

Label / Distribution : Das Kapital Records

La musique de Hanns Eisler a déjà fait l’objet de plusieurs relectures par Daniel Erdmann, Hasse Poulsen et Edward Perraud, réunies sur deux albums (Ballads & Barricades, Conflicts & Conclusions) dont nous avions souligné la pertinence, chacun de ces recueils ayant été envisagés avec un équilibre parfait de révérence et d’audace.

Pour mémoire, Hanns Eisler est un compositeur allemand dont l’histoire rendit le parcours chaotique. Exilé aux Etats-Unis en 1933 car sa musique ne plaisait guère au régime nazi, il est montré du doigt puis auditionné à plusieurs reprises par la commission des activités non-américaines. Considéré comme un ennemi soviétique infiltré à Hollywood (il compose à l’époque pour le cinéma, ce que rappelle ici une belle composition d’Eric Desimpelaere), il est contraint de rentrer en Allemagne de l’Est où il composera, en marge de ses autres travaux, l’hymne national de la République Démocratique Allemande.

Vingt ans avant le début des pérégrinations forcées d’Eisler, la coopérative socialiste offrait à la classe ouvrière de la région de Ghent, en Belgique, un édifice majestueux au sein duquel même les moins fortunés pourraient avoir accès aux arts. Pour fêter le centenaire de cette construction, le Vooruit Arts Centre a créé un événement d’ampleur, en lien avec l’idéologie autant que l’exploration artistique. Wim Wabbes, responsable des lieux, a suggéré une collaboration entre le Wind Orchestra Vooruit d’Harelbeke, une des dernières fanfares faisant perdurer la tradition des fanfares socialistes, et Das Kapital. Quatre compositeurs ont été invités à remodeler les compositions d’Hanns Eisler pour les adapter à cette gigantesque formation.

La musique empreinte de liberté du trio et la gigantesque masse orchestrale fournie par pas moins de 74 musiciens – presque exclusivement des instruments à vent – se fondent en un tout étonnamment homogène. Le large ensemble incarne la dimension politique du trio, qui lui-même injecte une haute dose de liberté dans les structures établies. Sans rupture, on passe de parties prises en charges par l’orchestre, donc très écrites, à des épisodes basés sur l’improvisation. Les membres du trio trouvent dans ce contexte plus astreignant de multiples occasions de projeter leur jeu spontané, et l’orchestre ne manque pas de ponctuer, accentuer ou colorer des parties portées par Das Kapital. Les deux entités agissent parfois en relais, comme sur « Karl », ou les parties écrites et improvisées se succèdent, mais c’est bien à un méticuleux travail d’association et d’imbrication que les parties prenantes se sont livrées, garantissant le sens et la cohésion de l’ensemble, ce qui n’est pas un mince exploit.

Au début de l’album, un corpulent arrangement de Tim Garland, « Eisler’s Hand », s’appuie sur des compositions d’Eisler, dont « Solidaritätslied » ou « An Den Deutschen Mond », titres interprétés par le passé sur Ballads & Barricades qui sont totalement remis en jeu, abordés avec une sensibilité très différente quoique façonnés des manières coutumières du trio, avec une distanciation respectueuse et un engagement total dans l’appropriation du matériau original. Même constat pour la version de « Elegie 1939 », qui surgit au sein d’un morceau de près d’un quart d’heure où elle succède à « Über Den Selbstmord », pièce magnifique durant laquelle l’orchestre monte en puissance au long d’une belle arche dramatique. Aux côtés de ces pièces réinventées, les compositions inédites rivalisent d’intensité, avec un égal équilibre dans l’explosivité des strates harmoniques de l’orchestre et des jaillissements des improvisateurs.

Agencé selon la chronologie des vies d’Eisler auxquelles elles renvoient, les pièces portent toutes les beautés combinées du souffle puissant et de la respiration. De cette interdépendance entre la solidité du collectif et la souplesse de l’individu naissent de nombreux moments étourdissants. Colossal et fascinant, le concert est fort bien restitué par ce disque, sur lequel les oreilles avisées ne manqueront de se pencher.