Chronique

Thomas Enhco

Fireflies

Thomas Enhco (p), Chris Jennings (b), Nicolas Charlier (dms).

Label / Distribution : Label Bleu

On épargnera à Thomas Enhco les considérations routinières dont on enrobe ici ou là les chroniques qui le concernent : son jeune âge, sa généalogie favorable et autres histoires personnelles qui, à vrai dire, ne nous intéressent guère. On se gardera bien aussi de lui prodiguer des conseils, comme s’il devait à tout prix emprunter certains chemins pour mériter son statut de musicien de jazz. On ne se répandra pas non plus en d’inutiles considérations techniques : sa maîtrise de l’instrument est telle que chaque vibration est transmise intacte à qui veut bien la recevoir. La seule question qui vaille est : ce pianiste donne-t-il à entendre sa petite musique personnelle, à l’exclusion de toute autre ? La réponse est oui, sans hésitation.

Pour Fireflies, son troisième disque en trio [1], Thomas Enhco fait le pari de la liberté : à l’exception de « Träumerei » (Schumann) et de deux courtes improvisations collectives, il signe toutes les compositions et endosse le rôle de producteur, veillant sur son nouvel enfant avec un soin maniaque, ne laissant à personne le soin d’en dessiner les ultimes contours, décidé coûte que coûte à enregistrer un disque qui lui ressemble. À ses côtés, deux musiciens qui sont aussi de vrais amis, en qui il place une confiance absolue : Nicolas Charlier, camarade d’enfance, et Chris Jennings le Canadien, qui fait ici figure de sage, presque d’ancien. Ce noyau dur d’une grande homogénéité - une sorte de cellule, jamais prise en défaut dans l’expression des nuances - est pour lui la condition requise pour exprimer la coloration onirique de sa musique, parfaitement traduite par le titre : ces Fireflies - ou lucioles - sont la transposition visuelle des jeux de lumière auxquels il s’adonne avec un grand naturel, libérant son imagination avec une fluidité gracile. On l’avait souligné l’automne dernier lors des Nancy Jazz Pulsations : si la relation presque romantique de Thomas Enhco à son instrument, son art de la fugue et l’amplitude de son jeu ne laissent aucun doute sur les réminiscences qui le nourrissent (au premier rang desquels Schumann, bien sûr), on entend chanter chez lui des mélodies vite entêtantes, dans une quête de la liberté aux couleurs post-impressionnistes. Il a le don - pas si fréquent - de conter des histoires captivantes, telle ce « Wadi Rum » imaginé lors d’une nuit contemplative dans le désert et dont le thème s’imprime en vous de manière indélébile. Chez lui, jamais la richesse des constructions, la profusion des teintes ne nuisent à la fraîcheur des intentions, ni même à la spontanéité des émotions. Et si la violence paraît exclue de ses mondes intérieurs, qui le portent plus volontiers vers l’approche méditative (on devine qu’à ce niveau, Jarrett ou Mehldau sont des repères assumés), le rêve (« Ballade pour un esprit nocturne ») ou les déclarations à forte teneur sentimentale (« Soulmate (To Lea) »), l’énergie est là, prête à se libérer (« The Outlaw » qui ouvre le disque avec une force de conviction étonnante) ou à bondir comme un félin dans le très bref « Morning Blues ».

L’opération séduction est réussie : la musique de Thomas Enhco et de ses deux complices, dont la dimension cinématographique n’échappera à personne, déroule ses récits élégants avec une maturité qui laisse présager de bonnes surprises à venir. Ce pianiste est un conteur charmeur qui sait d’ores et déjà pouvoir compter sur un large public. On lui connaît par ailleurs assez de qualités humaines pour deviner qu’il ne se reposera pas sur ses lauriers. Il évoque par ailleurs des projets variés, au premier rang desquels - rien d’étonnant à cela - des musiques de film ou un duo avec une percussionniste classique. Il est même question de violon, puisque cet instrument fait aussi partie des armes que Thomas Enhco est capable de fourbir.

En attendant, laissez-vous tranquillement illuminer par ces Fireflies ; leurs lueurs furtives sont à l’image de la musique imaginée par leur créateur : un peu féerique, volontiers introspective, entre ombre et lumière.

par Denis Desassis // Publié le 4 février 2013

[1Après Esquisses en 2006 et Someday My Prince Will Come en 2009.