Chronique

Jean My Truong

The Blue Light

Jean My Truong (dms), Sylvain Gontard (tp), Irving Acao (sax), Leandro Aconcha (p, kb), Pascal Sarton (b) + Didier Lockwood (vln), Mike Stern (g)

Label / Distribution : Absilone

L’exercice est plutôt risqué ! Rendre hommage à Miles Davis, c’est d’une certaine façon tenter de gravir un sommet de haute altitude sans oxygène et se voir contraint de renoncer tant la tâche peut sembler insurmontable.

Vingt ans après la disparition du trompettiste, on ne peut en effet ignorer à quel point The Man With The Horn a marqué l’histoire du jazz, tourné des pages majeures et constamment inventé de nouvelles directions qu’aujourd’hui encore ses disciples n’en finissent pas de suivre. Avec lui et dans son sillage, toujours un cortège de géants qui ont imaginé des univers dont l’exploration est loin d’être terminée. Miles était tout autant un génie créateur qu’un puissant révélateur du talent de ses contemporains.

Voilà pour le point de départ.

Le batteur Jean My Truong, qui vibre en présence de la musique de Miles depuis son enfance, choisi de la célébrer à sa façon en optant pour une démarche où la sérénité du propos le dispute à une vraie humilité. Pourquoi réussit-il là où d’autres auraient pu échouer ? Parce qu’en jouant la carte d’une sobriété chaleureuse au service de sa passion, il met sa sincérité à l’abri de tout reproche. Au contraire, sa relecture s’avère aérienne et plutôt radieuse - une bonne manière de revisiter un répertoire mille fois remis sur le difficile métier de l’héritage.

Par-dessus tout, on est heureux de retrouver un musicien accompli [1], mais plutôt discret sur la scène jazz depuis les lointaines années 70, au cours desquelles il s’est illustré au sein de formations comme Perception avec Yochk’o Seffer, Zao [2] ou Surya, éphémère héritier de Weather Report, aux côtés des frères Lockwood. Autodidacte et discret, Jean My Truong a su se préserver d’un abus d’effets de baguettes en déployant un jeu subtil au service d’une vision collective de la musique ; on se souvient qu’il avait même été sollicité par Christian Vander pour occuper le poste de second batteur de Magma à une époque où son leader ressentait le besoin d’en devenir aussi le chanteur. Son expérience lui a valu de côtoyer par la suite des musiciens tels que Joachim Kühn, Michel Portal, Bernard Lubat, Mike Stern ou Pierre De Bethmann, mais aussi de frotter ses balais du côté d’artistes d’horizons variés comme Alain Bashung, Khaled ou encore Sting.

Jean My Truong – sur qui les années semblent ne pas avoir de prise – célèbre donc aujourd’hui Miles à travers la petite flamme bleue dont la légende dit que le trompettiste l’a vue à l’âge de trois ans. The Blue Light est le témoignage de sa reconnaissance envers ce « feu de l’énergie créatrice » qui, toujours, fut un guide pour le trompettiste.

Avec ce disque publié sur le label Absilone, c’est une période de plus de trente ans qui est passée en revue, de Round Midnight (1956) à Amandla (1989) en passant par le mythique Kind Of Blue, Nefertiti, Miles In The Sky, Filles de Kilimandjaro ou Decoy. L’album commence précisément avec « Decoy » dans un climat estampillé fusion où la guitare d’un premier invité en la personne de Mike Stern [3], est à la fête tandis que les claviers nous renvoient tout droit aux atmosphères synthétiques des années 80. Un peu plus tard, un autre ami de la famille, Didier Lockwood, complice de Zao et Surya, viendra soulever le tempo de « All Blues » d’un chorus nerveux. La suite fournit son lot de bons moments imprégnés d’un groove fluide, jamais fade malgré la hauteur de l’enjeu. C’est que Jean My Truong s’est entouré d’une équipe soudée : Sylvain Gontard dans le rôle pas si confortable du trompettiste ; Irving Acao, saxophoniste volubile au phrasé fougueux ; Leandro Aconcha au piano et Pascal Sarton à la basse, qui s’épanouit naturellement du fait de la présence à ses côtés d’un batteur en état de saine apesanteur : en témoigne par exemple le plaisir que ce dernier affiche sur une reprise réjouissante et très convaincante de « Milestones ». Pour finir, Jean My Truong n’oublie pas d’apporter sa propre pierre à l’édifice avec une composition personnelle, « The Blue Light », témoignage sensible et émouvant de son admiration.

Il se dégage de ce disque comme un sentiment d’apaisement : sans prétendre nous entraîner vers des contrées avant-gardistes, il a pour qualité première de nous conforter dans l’idée que la musique peut aussi être un trait d’union entre les générations et les aspirations de ceux qui la font vivre. Celle de Miles Davis traverse les époques, Jean My Truong nous lit son histoire, à la manière d’un conteur humain et enjoué qui souhaite nous rappeler combien il est essentiel de faire acte de partage.

par Denis Desassis // Publié le 5 mars 2012

[1On pourra se reporter avec profit à la longue interview que le batteur a accordée à Jean-Jacques Leca.

[2Jean My Truong était récemment sur la scène du New Morning pour rendre hommage au regretté François Cahen, membre fondateur de Zao.

[3Mike Stern fut le guitariste de Miles Davis à l’époque de The Man with the Horn, Star People et We Want Miles.