Scènes

Trois ciné-concerts de l’ARFI sans bouger de chez vous

En plaçant l’interdisciplinarité au coeur de son processus artistique, les musiciens de l’ARFI (Association pour la Recherche pour un Folklore Imaginaire) ont toujours cherché à mêler leurs sons à l’image.


En plaçant l’interdisciplinarité au coeur de son processus artistique, les musiciens de l’ARFI (Association pour la Recherche pour un Folklore Imaginaire) ont toujours cherché à mêler leurs sons à l’image. Plus particulièrement à l’image en mouvement, au coeur d’une culture populaire et exigeante qu’ils ont toujours défendue avec volontarisme.

Pionniers du ciné-concert au même titre qu’Un Drame Instantané (Jean-Jacques Birgé), ces Lyonnais aiment explorer le patrimoine du film muet, qu’ils habillent de leurs musiques parfois radicales. Les trois récentes parutions du collectif permet de juger de la richesse de ses propositions, qui ne se contentent pas d’accompagner l’image mais la réinterprètent, tel un champ supplémentaire d’expérimentation.

C’est tout le propos de la musique du Bonheur (film d’Aleksandr Medvedkine) [1] et son bien étrange quintet où l’on retrouve la roborative base rythmique de Spoo, le batteur Nicolas Lelièvre et le bassiste Eric Brochard. Pour illustrer cette œuvre étrange, d’un Soviétique contemporain d’Eisenstein, le quartet Bampots a invité le chanteur et saxophoniste Ted Milton. Ce poète punk à la voix puissante déclame des tirades dans un français incertain, comme pour mieux rendre hommage à la folie douce qui irise ce film - et s’inscrit dans la droite ligne des trouvailles de Méliès. Ce film émouvant, fable morale sur les paysans soviétiques, est réchauffé par un rock acide, bruitiste et écorché. Le chanteur y joue avec des mots distordus par le saxophone de Patrick Charbonnier ; ainsi le mouvement central, qui met en scène l’infortuné Khmyr qui, dans sa quête du bonheur, se retrouve aux prises avec des gardes de l’Empire aux masques dérisoires, la guitare préparée d’Olivier Bost exprime bien toute la noirceur de la parabole ; le pouvoir stalinien ne s’y trompa d’ailleurs pas : elle fut interdite. La version de l’ARFI permet de la redécouvrir via une lecture contemporaine enrichissante, parfois irrespirable, mais pleine de poésie.

La même démarche anime les deux électroniciens Xavier Garcia et Guy Villerd dans leur visite de Metropolis [2], le monument de Fritz Lang. Ce chef d’œuvre de 1927, objet de tous les fantasmes rétro-futuristes, nourrit depuis toujours l’esthétique de la musique électronique. Après Jeff Mills il y a quinze ans, le formidable Richie Hawtin l’a habillé d’une techno dure comme la pierre, comme pour mieux souligner la déshumanisation à l’œuvre. En se saisissant de ce matériau rugueux pour le mixer à la musique anguleuse de Xenakis, le duo de l’Arfi semble dessiner en temps réel les plans de la nouvelle Métropolis, fruit de l’entrechoquement de toutes les lames de fond du XXe siècle. Ce double CD vous propulse dans un univers de visions cauchemardesques (« Enfer 1 ») alternant avec les inventions réjouissantes (« Émeute 1 ») où un vibraphone vient donner de la chair au chant des machines. En ajoutant des tutti de cuivres, des voix, ou encore des bribes d’orchestres avortées à une techno extrêmement dense, Garcia et Villerd jonglent avec les couleurs, s’amusent des timbres et remontent un film qui se dispense d’images. Ce Metropolis est à conseiller vivement à ceux qui pensent encore - les pauvres ! - que la musique électronique se résume à quelques ahanements saccadés de garçon de plage surévalué. Indispensable, donc.

Mais la meilleure surprise de cette triple sortie reste le DVD de Koko le Clown [3]. Le personnage des frères Fleicher, à qui l’on doit par ailleurs le célèbre Popeye, reste lui aussi un pionnier. Les amoureux de l’histoire du cinéma se réjouiront de retrouver le facétieux personnage à pareille fête. Ces sept dessins animés sont une mise en abyme de Koko et de son dessinateur, entre absolue modernité et réalisation artisanale. La musique accompagne ce grand écart. On y retrouve Guy Villerd, qui ajoute à ses tribulations électroniques un saxophone ténor et se plaît à citer les grandes figures de la Great Black Music à chaque épisode - ainsi Braxton et Coleman devisent avec les défricheurs électroniques de Detroit. Avec la contrebasse sèche de Jean Bolcato et la MAO de Thierry Cousin, il construit une musique frondeuse qui sied à merveille à l’impertinent sorti de l’encrier en alternant pièces organiques (« Modèles » où la contrebasse rythme les pitreries de Koko et les avanies qu’il fait subir à son dessinateur et au modèle incongru qu’il tente de croquer), et morceaux à l’électronique fébrile, comme le magnifique « Casse-tête » qu’on croirait sorti d’un album d’Aphex Twin.

Bien sûr, les ciné-concerts de l’Arfi sont avant tout à découvrir sur scène, où la magie de l’instant n’a pas d’égal. Toutefois, ces disques demeurent de remarquables témoignage d’un genre, florissant dans l’Hexagone, où le pire côtoie parfois le meilleur. Ne cherchons pas trop loin ce dernier : il est ici…

par Franpi Barriaux // Publié le 3 mars 2014

[1Ted Milton (voc, as), Patrick Charbonnier (fx, daxophone, elec), Olivier Bost (g), Eric Brochard (b), Nicolas Lelièvre (dms).

[2Xavier Garcia, Guy Villerd (laptop)

[3Guy Villerd (ts, laptop, voc), Jean Bolcato (b, voc), Thierry Cousin (MAO)