Chronique

William Melvin Kelley

Jazz à l’âme

Label / Distribution : Delcourt

Flâner dans les librairies… c’était quand déjà la dernière fois ? Déambuler entre des rayons et voir, sur un étalage, cette couverture : deux tiers d’une trompette fièrement dressée vers le haut. En haut, comme sortant du pavillon, le titre, « Jazz à l’âme », et le nom de l’auteur, William Melvin Kelley.

L’achat compulsif s’impose. Dévorer l’ouvrage. Oui, dévorer car ce roman paru en 1965, dont le titre original est « A Drop of Patience » (« une goutte de patience »), est paradoxalement conçu comme un irrésistible page turner. Avec un style percutant, voire percussif, comme les syncopes que le jazz nous procure, et des ellipses comme autant de mystères que cette musique sait en offrir.

On suit l’existence heurtée du trompettiste Ludlow Washington, d’un pensionnat pour enfants aveugles dans le Sud des États-Unis, en passant par les planches miteuses d’un bouge d’une Nouvelle-Orléans imaginaire (élégant subterfuge), jusqu’aux clubs de New-York. Ce conte suit peu ou prou la trame légendaire de l’histoire du jazz, à travers un anti-héros mélancolique. Ce génie de la trompette, sorte de synthèse entre Louis Armstrong et Dizzy Gillespie, emprunte aussi des traits de Charlie Parker, voire de Monk. Cette identité singulière d’un être qui ne voit pas mais sait être vu, constituée à partir d’identités réelles multiples, est un autre tour de force littéraire. Mais aussi essentiellement jazz, cet univers musical dans lequel l’Un n’est rien sans le Multiple et inversement. Sans trop dévoiler du récit, signalons également que le personnage principal se découvre un mentor (empruntant aux personnages réels de Willie « The Lion » Smith et de Lennie Tristano) qui lui permet de découvrir que ce qu’il joue n’est autre que de l’Art.

Musicalement, tout est vrai dans cette fiction. En particulier l’émergence d’un jazz moderne que d’aucuns nommèrent be bop : Ludlow en esquisse les premiers traits dès les années vingt. Fake ? Que nenni. On se rappellera notamment du témoignage de Bill Coleman : ce trompettiste afro-américain, qui finit gascon d’adoption, affirmait, dans ses mémoires, avoir entendu ce langage, présumé nouveau dans les années quarante, dès les années vingt (« De Paris, Kentucky, à Paris, France, avec ma trompette sous le bras », éditions Mémoires d’Oc, 2004). L’auteur se plaît à dévoiler quelques ingrédients flirtant avec la musicologie d’ailleurs, qu’il met dans la bouche de son anti-héros. Sans ignorer, également, que ce dernier souffre terriblement de ce cancer social qu’est le racisme. Cette expérience sans visibilité de l’abject fantasme qui, justement, est censé reposer sur la couleur de la peau, l’auteur la fait vibrer comme une profonde colère qui court tout au long du roman.

Décédé à New-York en 2017 à l’âge de quatre-vingts ans, William Melvin Kelley n’a écrit que quatre romans. Il avait tout compris du jazz. Dire qu’il a fallu plus d’un demi-siècle pour qu’il soit enfin traduit en français. Il ne vous reste plus qu’à commander cet ouvrage chez votre libraire. Indépendant, cela va de soi.