Scènes

Jazz à Luz, festival d’altitude - largeur et hauteur de vue

La 24e édition de Jazz à Luz s’est tenue du 11 au 14 juillet 2014. La trompette y était notamment à l’honneur. Le cinéma aussi. Un festival qui fait le « pari de l’étonnement. »


Du 11 au 14 juillet cette année, et pour la 24e fois, Luz-Saint-Sauveur a été secoué par le jazz. Moins cependant que par les séismes, assez courants dans le pays Toy (Hautes-Pyrénées). Un millier d’habitants y vivent sous les ardoises, 700 mètres au-dessus du niveau marin, au confluent de trois vallées creusées par les éléments et les gaves, ces torrents qui entrent en folie sans prévenir, comme en juin 2013, charriant eaux et roches dévastatrices, poussant le sacrilège jusqu’à la pieuse Lourdes.

Luz, comme la lumière. Comme la musique chantée chaque été dans ce festival d’altitude, pour un jazz un peu trop en hauteur pour certains autochtones, comment faire autrement ? Le jazz est une musique urbaine, venue de l’étranger, et peut-être même de chez les sauvages, des Noirs. Ici résonne encore l’olifant de Roland, peut-être le premier jazzman, dans l’urgence du cri : Roncevaux n’est pas loin, et sont sans doute encore ancrées dans les inconscients collectifs ces hordes de Celtes, Wisigoths, Vascons, Sarrasins et autres barbares, tous confondus, en route guerrière vers l’Hispanie. Donc, des méfiances, des résistances qui, comme partout, s’aplanissent avec le temps.

Les Luzéens ont fini par apprivoiser, au sens où le Petit Prince emploie le mot, ce beau diable de Jean-Pierre Layrac, président de l’association Jazz Pyr’. Un Toulousain de Castres… tombé raide amoureux de Luz du temps de ses débuts à France Télécom. Il n’y avait « rien » alors dans ces contrées. Rien en jazz, s’entend ; sinon le lointain festival Albi Jazz, disparu depuis. Et Jazz in Marciac, hors compétition. Qu’à cela ne tienne : une bonne dose d’entregent, de la « gnacque » toulousaine, la morsure du jazz qui le prend de Manu Dibango à Craig Taborn, en passant par Roy Haynes et Four Walls. Ainsi naquit Jazz à Luz en 1991.

La Ruche à sons © gp

La greffe prit bien, relativement. Luz manquait d’animation. Depuis Napoléon le Petit, qui y séjourna trois semaines avec Eugénie en 1859 pour cause de coliques néphrétiques – les thermes de Saint-Sauveur étaient réputés dans ce domaine – le village menait une vie de rentier assis sur la montagne, magnifique, et la neige, souvent assez généreuse pour la glisse. Mais l’été ?

Vint donc le jazz. Oui mais.

Jazz. Mot ambigu, appelant souvent bien des mises au point. Ainsi cette quatrième de couverture du programme 2014 qui questionne en pleine page : « L’important est-il de connaître ou de découvrir sans cesse ? » Réponse : « Depuis 24 ans, nous faisons le pari de l’étonnement. »

Le pari est clairement affirmé, pas de concession pour le culte de cette musique de l’aventure. Pas de concession sur le fond, celui du jazz vivant, évolutif. Mais sur la forme, sur le « comment s’y prendre », allons-y ! Jazz à Luz se joue à trois niveaux et selon trois topologies distinctes. Exemple n°1 : concert de l’Orchestre National de Jazz sous le chapiteau où l’on célèbre le jazz d’aujourd’hui pour public ouvert. Exemple n°2 : rassemblement autour de la Ruche à sons, mêlant installation plastique, scénographie, recherche musicale ; ça se passe en plein air autour de la chapelle Solferino (hommage de Napoléon III au Ier, son oncle). Exemple n°2 bis : dans un restaurant du village, dispute sonore entre un percussionniste et un trompettiste. Dans les deux cas, le public devra adhérer (ou non) au principe sus-énoncé de l’étonnement. Exemple n°3 : une scène mobile barre la rue et envoie du 100 dB à coup de rock bien crade. Du rock ? Oui, du râpeux des sixties, The Taïkonauts. Des jeunes ont accouru… Les reverra-t-on dans les autres lieux ? Pas sûr.

On comprend bien l’idée, elle traverse l’entre-deux-oreilles de tout programmateur. Comment ne pas cantonner le public de jazz à une réunion de têtes chenues ? Comment créer du « transgénérationnel », du « transculturel », du « trans-social » ? À ce sujet, Jazz à Luz est revenu à sa formule initiale : le point central, le Verger, est à entrée libre. Chacun peut y venir prendre un pot, ou une saucisse-frites, en se régalant des Charentaises de luxe , quatre fanfaristes hyperactifs ; ou même en écoutant, gratuitement, les concerts du chapiteau, situé en contrebas… ou en suivant sur grand écran la finale de la coupe du Monde.

Quelques réflexions suscitées par ce remarquable festival, sorte de labo in vivo où il est moins question de définir The Shape of Jazz to Come que d’assurer la relève du public – car Tomorrow Is The Question (deux des premiers titres d’albums d’Ornette Coleman).

Excursions luzéennes

Jazz à Luz ratisse large dans le champ des musiques actuelles, de la contemporaine au rock « noisy ». Tous les chemins mèneraient-ils au jazz ? Notes (subjectives, forcément) d’excursion.

- Kazé : Natsuki Tamura (tp, objets divers), Christian Pruvost (tp, accessoires divers), Satoko Fujii (p), Peter Orins (dm)

Révélation du festival. Deux Japonais, deux Ch’tis, pour un line up très inhabituel : deux trompettes, piano, batterie. Mélange renversant, bousculant les codes, magnifiant l’impro dans la quête de l’inouï – « pari gagné de l’étonnement », le public a ovationné cette musique pourtant a priori difficile.

« Kazé », révélation du festival © gp

Satoko Fujii (Tokyo, 1958), de formation classique, découvre l’improvisation et le jazz à vingt ans ; Berklee College of Music à Boston en 1987, études supérieures en interprétation jazz du New England Conservatory of Music, allers-retours États-Unis-Japon où elle dirige divers grands orchestres. Dans ce quartette littéralement étonnant, elle projette son piano préparé dans les interstices du jazz d’avant-garde et du classique, et l’on songe à une rencontre entre Cecil Taylor et Rachmaninov.

Natsuki Tamura a épousé Satoko (elle tient par ailleurs l’accordéon dans son groupe Gato Libre) ; le voici à ses côtés, sa trompette jouxtant celle de Christian Pruvost en un duo dialectico-fusionnel des plus inventifs. Peter Orins, (du collectif lillois Muzzix, tout comme Pruvost) relie cet ensemble dans un jeu à la fois attentif et lâché, avec roulements de cirque à la caisse claire pour annoncer des chambardements complexes. Le concert tente en ouverture d’imposer le quasi-silence des souffles sur le bruit de fond, lutte inégale qui, bien sûr, déclenchera le bel orage free.

Cerise sur le Pic du Midi, Jean-Pierre Layrac les avait gardés pour le dernier concert et la bonne bouche – un goût de revenez-y.

- Nate Wooley (tp), Agustí Fernández (p)

Agustí Fernández et Nate Wooley © gp

Autre trompettiste remarquable, Nate Wooley, États-unien né en 74, très actif dans le milieu new-yorkais de l’improvisation et des nouvelles musiques. A joué avec John Zorn, Anthony Braxton, Fred Frith, Evan Parker. Mais aussi avec Sylvie Courvoisier et Gerald Cleaver, entre autres. Tire tous les sons possibles de son instrument dont il va jusqu’à démonter un piston tout en pratiquant la respiration circulaire ; de l’embouchure, il joue comme d’un mirliton, faisant sortir la voix de manière incongrue, voire inconvenante, puisque hors des conventions. Soliste héroïque, concentré à l’extrême, ainsi qu’on le retrouvera plus tard dans son duo avec le pianiste espagnol Agusti Fernandez. Ce Mallorcais (né en 54) porte haut la musique actuelle d’Espagne, dont il assure le pont entre classique et improvisation. Il joue assez peu en France, à la différence d’un Ramón López (dm) avec qui il forme trio, à l’occasion avec Barry Guy (db). Outre-Pyrénées, il a monté le Say Trio avec une danseuse et un batteur pour une rencontre flamenco - contemporaine - jazz. À Luz, il s’est littéralement jeté dans le grand Steinway, glouton comme une huître ouverte tandis que la trompette attrapait les notes à la volée, en quête d’harmoniques improbables. Magnifique duo, sonnant sans trébucher. Cecil Taylor se faisant vieux (il est né en 29), le piano préparé… prépare la relève ; il est même à la mode – ainsi que Jazz à Luz nous le démontre magistralement avec Sakoto Fujii, « notre » Espagnol, donc, et enfin « notre » pianiste de l’ONJ, Sophie Agnel.

- Guitar Poetry Tour : Anne-James Chaton (voc), Andy Moor (The Ex) (g), Thurston Moore (Sonic Youth) (g, voc)

Andy Moor, ex-guitariste du collectif néerlandais The Ex, et Thurston Moore, guitariste et fondateur du groupe new-yorkais Sonic Youth. Avec l’écrivain et poète sonore Anne-James Chaton, originaire de Besançon, les voici donc réunis en une célébration noise avec offrandes païennes, grattes en furies, cordes pétées. Puis des mots surgissent, psalmodiés ; des noms d’écrivains, de célébrités auxquels sont accolées des notations d’accords, ou une version de l’accident de Diana sous le pont de l’Alma. Presque précieux, ces vieux ados qui, tout de même, déménagent un max. Pas du jazz, certes, mais « ça joue » sérieux. De vrais cousins germains traversés par des sons inouïs, du matériau pour Pierre Henry ou La Monte Young. C’est bon de les avoir mis sur cette scène, à Luz - bon et gonflé.

Andy Moor (The Ex), Thurston Moore (Sonic Youth) © gp

- Orchestre National de Jazz – Programme Europa « Paris »
Fabrice Martinez (tp), Fidel Fourneyron (tb, tu), Jean Dousteyssier (cl), Hugues Mayot (as), Alexandra Grimal (ss, ts), Théo Ceccaldi (vl), Sophie Agnel (p), Paul Brousseau (kb), Olivier Benoit (elg), Bruno Chevillon (cb, elb), Eric Echampard (dm)

L’ONJ cuvée Olivier Benoit, guitariste familier du festival. Concert avancé à 19 heures, avant de boire la Coupe. Apéro concert, donc. Machinerie en place. Le Onze entre en défilant, comme au stade ; on invoque Deleuze et les intermittents, sans Marseillaise quand même…

Orchestre National de Jazz – Programme Europa « Paris » © gp

Ça attaque sérieux – fondamental, les attaques, toujours. Les rater plombe le reste. L’inverse ne garantit rien pour autant. Ici, le courant semble passer. Mais la sono coince, ça fait mélasse et, un comble, on n’entend pas le chef à la gratte. Lequel se fait doublement discret, mais il est là (à la différence de son prédécesseur, qui est contrebassiste mais ne jouait pas dans l’orchestre), laissant à ses chevaux de l’année la bride sur le cou, Échampard (dm) et Chevillon (cb) tenant l’attelage via une rythmique assurée, évidemment. Pour filer une autre métaphore sportive (le Tour de France est annoncé à Luz), on a surtout joué perso dans le peloton, à coup d’échappées – ce qu’on aime à la télé. Mais les tas ne font pas des tout, dirait Régis Debray. Irréprochables, les solos des soufflants ; démonstratif le violoniste aux lunettes noires, comme un aveugle de chez Fellini. L’écueil des grands machins intermédiaires, plus encore que pour les big bands, c’est de devoir faire « du social » : assurer à chacun son moment glorieux. Ça part d’un bon sentiment qui, comme en littérature, nourrit rarement de grandes choses. Le public, cependant, n’a pas boudé son plaisir en réclamant un rappel, accordé chichement avec un bis abrégé, reprise du dernier morceau. Si vite épuisés, les gars ?

Mentions spéciales

- « La Mémoire » - Didier Lasserre (dm)

Didier Lasserre © gp

Batterie dans le plus simple appareil : deux cymbales, une caisse claire et une grosse, très grosse caisse, 38 pouces, de la Nouvelle-Orléans, mille neuf cent et quelques… Elle lâche des « boum » de caverne, même à la mailloche feutrée. Cérémonie quasi druidique ; on se recueille au pied du platane qui domine Luz dans un impossible silence. Il se lance dans cet espace troué de cris d’enfants et d’aboiements… Didier Lasserre tente l’impossible et le réussit, ne sachant pas que c’est impossible. John Cage travaillait le silence ouaté du studio, pas plus d’une minute. Ce batteur a attaqué la face infinie des sons pulsés ou frottés qui se dispersent aussitôt dans le cosmos. Cosmique, c’est le mot.

- La Ruche à sons
Sébastien Cirotteau (tp, effets), Benjamin Bondonneau (cl, effets), Benjamin Maumus (créateur sonore)

Inspirée, la colline. Dans et autour de sa chapelle, une installation plastique et acoustique sous le signe de l’abeille, espèce menacée et, du coup, menace pour l’espèce humaine. Apiculteurs, agriculteurs, musiculteurs : même complainte. Autour de l’assistance étendue, des haut-parleurs en cercle bourdonnent et trompent nos trompes (d’Eustache) : mise en abyme sonore, tandis que clarinette et trompette, en tenue Seveso, modèle ruche à miel, sonnent un hallali subtil. Gravité du moment, espérance ténue, notes tenues. Anne Montaron enclenche le Nagra de France Musique pour son émission « À l’improviste ». Une fumée blanche s’échappe de la petite chapelle vaticane : pour chasser les démons ou élire la nouvelle Reine ? Cadre sublime, caresses du soleil, méditation luzéenne…

- Toma Gouband, Sisyphe du lithophone

Toma Gouband © gp

Résumons : au commencement n’était pas le Verbe, mais le son, ce bruit organisé. Du silence cosmique et morbide a surgi le maelström du big bang. Puis, de ce big band céleste, la musique de la vie. Le vent, la flûte, les notes. Et ces incroyables instruments, et ce Chant de l’homme qu’en-chante Nazim Ikmet. Avec Toma Gouband, retour au néolithique. La pierre est d’époque, de différentes tailles et divers minéraux. L’homme est toutefois un sapiens contemporain, originaire de la région nantaise. Son clavier : une cymbale et une grosse caisse retournées, sa pierraille placée par-dessus en résonance. Il frappe, frotte, heurte et souffle pas mal dans son interprétation à lui de « Silex and the City ». On est bien revenus aux fondamentaux et même avant, ou juste après l’explosion originaire. Effet hypnotique garanti : mon voisin a piqué du nez. Un galet de plus et j’y passais aussi.

- Ciné-concert avec Caravaggio sur L’amour est un crime parfait, film d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu (2013) avec Mathieu Amalric, Karin Viard, Maïwenn, Sara Forestier, Denis Podalydes.

  • Caravaggio : Bruno Chevillon (b db), Eric Echampard (dm, perc, pad), Benjamin de La Fuente (vln, elg, elec), Samuel Sighicelli, (kb, sampler)

Ce ciné-concert partait d’un bonne idée, embusquée au coin du défi dans ce festival dit d’altitude – qui se devait donc de caresser les sommets. Auteur de la musique originale dudit film, le trio se propose de tout reprendre, en direct, à partir de la projection, mais le son coupé par moments, en connivence avec les réalisateurs aux manettes. Exit donc la musique enregistrée ainsi qu’une bonne partie des dialogues. Pari gonflé, certes. Pari réussi selon l’ébahissement du public venu aussi saluer, en régionaux de l’étape, les frères Larrieu, pyrénéens cinéastes. La plupart des spectateurs, ayant sans doute vu le film, en profitent pour re-démêler son intrigue passablement filandreuse (d’après un roman de Philippe Djian), nouée entre bobos névrosés. En revanche, les primo-regardeurs dans mon genre rament, se laissent capter à-demi par les musiciens en compétition avec l’écran, et s’interrogent sur tel fortissimo d’apparence incongrue.

« Caravaggio » avec L’amour est un crime parfait © gp

- Conférence « Jazz et cinéma »

Quittons-nous sur de bonnes impressions – dominantes en ce 24e Jazz à Luz. S’agissant de cinéma, le solo de conférencier tenu par Pierre-Henri Ardonceau, rédacteur à Jazz Magazine-Jazzman, s’est précisément employé à montrer la tension originelle entretenue entre jazz et cinéma. Ces deux entités culturelles majeures sont quasi jumelles de naissance – vers 1920, en tant qu’arts affirmés. En tout cas, elles ont affronté le même ostracisme frappant les « sous-cultures ». Propos, citations, extraits vidéo nourrissent cette éclairante démonstration.

Éclairants enfin, à leur façon, et comme à contre-emploi, les numéros de clowns surréalistes et musicaux de Nicolas Poirier (g, voc) et Yannick Puybaret (bars, glockenspiel, voc) assemblés sous le nom de Roudolpho. En Auguste et en Monsieur Loyal, cet « orchestre bicéphale » sévit avec maestria dans les interstices entre les concerts, ou bien vont dans le village, en rabatteurs, prêcher la bonne parole loufoque et la dérision au profit du jazz en fête. Grande et belle leçon de générosité et de talent. Que les absents de ces lignes, non exhaustives, se trouvent représentés par eux !