Sur la platine

Larry Ochs et Gerald Cleaver, allégorie de la caverne

Rencontre européenne pour deux figures américaines


Membre fondateur du Rova Saxophone quartet avec Jon Raskin entre autres, Larry Ochs est souvent sur le devant de la scène en Europe ces dernières années. On se souvient notamment de son récent passage sur les chemins transatlantiques de The Bridge avec Julien Desprez. C’est également avec ce dernier qu’on a croisé récemment Gerald Cleaver au sein de T®opic… Les New-Yorkais, étonnamment, ne s’étaient jamais croisés avant deux disques sortis quasiment coup sur coup chez Clean Feed et Rogue Art. Une manière rugueuse et fructueuse de frotter les mondes du soufflant fidèle de Zorn et du batteur aux multiples collaborations.

Le premier round de ce double enregistrement est sorti au début de l’année. What Is To Be Done est en réalité la rencontre la plus récente [1]. Lestés de Nels Cline, guitariste au parcours kaléidoscopique proche de la galaxie zornienne, saxophone et batterie jouent au jeu du power trio. En trois morceaux aux climats changeants, les Américains proposent une rencontre sans faux-semblants où la guitare joue un rôle d’arbitre qui survient en lame de fond.


Ainsi « Outcries Rousing » est une ligne de fracture entre électricité percluse d’effets, parfois volontairement dissonante qui souligne la frappe pure de la batterie, très en avant dans le choix du mixage, et pure puissance du souffle. Le ténor de Larry Ochs est ainsi placé en acteur majeur de la rupture, dans un titre sans concession où l’on se souvient soudain que Cline a un parcours ancien sur la scène rock. Après un instant de répit justement appelé « A Pause, a Rose  », où Gerald Cleaver montre toute l’étendue de ses nuances, on repart de plus belle avec « Shimmer Intend Spark Groove Defend », où c’est la facette irrespirable de l’alliance guitare/batterie qui est mise en avant. Cleaver insiste sur ses toms, que Cline souligne d’une pointe d’acidité ; elle se mélange au souffle à nouveau lointain de Ochs, qui plane comme une menace. Cette rencontre est un coup de poing.

Songs of The Wild Cave est une tout autre approche, proposée par RogueArt qui suit depuis longtemps Ochs et Cleaver. Exit Nels Cline : le multianchiste et le batteur se retrouvent en tête-à-tête, dans une confrontation essentielle. Cela se perçoit dès « First Steps » qui, contrairement à ce que son nom pourrait nous faire croire, se déroule sans round d’observation. Le souffle de Ochs furette, se cogne sans violence, vire de bord pendant que Cleaver s’attache au son davantage qu’à la pulsation. On sait l’Étasunien très mélodiste ; il agit ici en pur percussionniste, fait usage de moult objets sur ses fûts et aborde le silence en dentellier. Il faut dire que le contexte oblige à une certaine retenue, puisque la captation dans cette vieille cave du Sud-Ouest de la France se fait dans le noir le plus total.


Il y a de la concorde et étonnamment peu de tension dans cette rencontre très chaleureuse. L’atmosphère, l’écho légèrement envahissant des pierres plongent l’auditeur dans un bain rassurant ; on a presque envie de nous immerger nous aussi dans l’obscurité profonde. Les improvisateurs également semblent flotter dans une ouate qui n’a rien d’étouffant. « Deeper » est une sorte de précipité de cette alliance, avec la batterie qui structure la complainte d’un saxophone qui s’enfonce dans son propre reflet, comme s’il était multiple. Jamais l’un ne marche sur l’autre, mais au contraire domine la recherche de la complémentarité, d’une alliance sans accroc dans le travail de la masse, qui annonce, souhaitons-le, de nouvelles rencontres.

par Franpi Barriaux // Publié le 19 mai 2019

[1Même si c’est affaire de quelques mois : ils sont tous deux du dernier trimestre 2016.