Scènes

Łódź Intl Jazz Platform & Footprints 2021

Un festival, une semaine de master-classes et un dispositif professionnel, le tout en une semaine au même endroit, à Łódź.


Il faut quelques explications pour comprendre que trois évènements se déroulent en même temps dans ces anciens studios de cinéma de l’ère soviétique qui forment maintenant un grand ensemble de salles de conférence, de concert, un hôtel, des studios, etc. Le festival International Jazz Platform se tient ici chaque année et comporte deux volets : une semaine de master-classes avec des jeunes musicien.ne.s de toute l’Europe et cinq profs - tout aussi Européens - ainsi qu’une série de concerts, en soirée, ouverts au public polonais.
Ce festival/stage est organisé par la fondation Wytwórnia et dirigé par Karolina Juzwa, une fringante et avenante personnalité du jazz en Pologne, francophile et francophone qui connaît son affaire et sait recevoir.

Session de travail entre les agents et leurs mentors pour l’organisation des tournées. © Mikołaj Zacharow

Cette année 2021, un autre dispositif est venu se greffer, se superposer à ce festival/stage. Il s’agit du dispositif Footprints, un système d’échange entre pays d’Europe qui consiste assez simplement et astucieusement à former des agents artistiques et à permettre l’émergence de jeunes groupes. Le principe est simple : six pays (France, Pologne, Norvège, Slovénie, Pays-Bas et Autriche) s’associent et proposent chacun un.e artiste et un.e agent issu.e.s d’une sélection sur dossiers et pour chaque pays, un lieu de diffusion est partenaire et sert de mentor. Ensuite, l’agent d’un pays doit faire tourner le groupe d’un.e musicien.ne d’un autre pays dans le pays du lieu qui parraine. Vous suivez ? C’est simple, mais plutôt compliqué à mettre en place. En France, c’est l’équipe du Périscope de Lyon qui est à la barre et son directeur Pierre Dugelay, qui maîtrise les dossiers européens comme personne, suit tout ça de près. L’équipe du Périscope est d’ailleurs présente en force par rapport aux autres lieux partenaires.

Ainsi, entre les concerts et les master-classes, les musicien.ne.s sélectionné.e.s doivent aussi assister et participer à des ateliers pour mettre en place les fameuses tournées organisées par leurs agents désignés.
Tout ceci se déroule au même endroit, et se joue comme une pièce classique : unité de temps, de lieu, d’action. La tentation est même grande de ne pas sortir de ce complexe dans lequel tout est organisé, mais on y résiste. Les mesures sanitaires mises en place par le lieu et l’équipe du festival ont porté leurs fruits, car les presque 80 personnes rassemblées une semaine dans des espaces clos pour y travailler ont toutes été testées négatives à la sortie, du moins pour les non-vaccinées.

Cependant, le couvre-feu national à 1 heure du matin coupait un peu trop court les jam sessions des jeunes musicien.ne.s qui, une fois la journée de travail terminée, avaient envie d’en découdre entre eux jusque tard dans la nuit, en sirotant quelque vodka de jeune pomme de terre locale… (J’ai quand même pu assister à une sorte de veillée musicale improvisée et tardive très agréable et pleine de surprises…)

Faculty members’ concert © Mikołaj Zacharow

Sur le plan musical, les ateliers étaient dirigés par cinq musicien.ne.s dont on parle souvent à Citizen Jazz : la saxophoniste danoise Lotte Anker, la trompettiste portugaise Susana Santos Silva, le batteur norvégien Gard Nilssen, le bassiste suédois Petter Eldh et le pianiste norvégien Havard Wiik. Un panel plutôt homogène en terme d’approche esthétique et d’improvisation. Chacun.e s’est vu attribuer un groupe d’étudiant.e.s aux instrumentations hasardeuses et parfois compliquées. À charge pour les profs de les préparer aux concerts de fin de stage, chaque groupe devant jouer un bon quart d’heure.

Ce qui frappe, c’est la qualité des échanges et des rapports humains entre les musicien.ne.s, confirmé.e.s ou en devenir. C’est sûrement aussi parce que chaque prof doit participer à une session plénière de présentation, au cours de laquelle, à sa façon, il ou elle explique sa vision de la musique. Lotte Anker prend le micro et parle de sa façon d’improviser, qu’elle nomme « intuition » alors que Petter Eldh projette sur un écran ses outils de production et de musique assistée par ordinateur. Dans les ateliers, on sent également les différences entre les personnalités. Là où Susana Santos Silva propose de travailler de façon plutôt ludique en suivant des contraintes d’intensité, de texture ou de style afin d’apprendre à réagir très vite dans l’interaction, Gard Nilssen, en bon rythmicien, organise la structure du morceau à préparer, cale les séquences rythmiques, coordonne. Lotte Anker laisse faire l’improvisation et suggère les changements en dirigeant à la manière du sound-painting. Quant à Petter Eldh, il enregistre et mixe les parties du morceau et fait travailler ses étudiants comme dans un studio d’enregistrement. C’est ainsi qu’on retrouvera quelques germes dans les prestations finales : le groupe de Gard Nilssen est plutôt sage, l’arrangement est assimilé et le batteur, sur scène avec ses élèves, pousse pour garder le cap. On retient la prestation du bugliste Pierre-Antoine Savoyat. Le groupe de Havard Wiik comprend les Français Etienne Renard à la contrebasse, un nom à retenir, et le Nantais Florian Chaigne à la batterie, mais c’est une autre batteuse, norvégienne, qui éclabousse tout le festival de son insolent talent et de sa fantaisie maîtrisée, Veslemøy Narvesen, par ailleurs membre du Kongle Trio programmé dans la partie festival.
Le groupe de Petter Eldh présente donc le titre de Koma Saxo, pas facile à mettre en place, mais ils s’en sortent bien ; on note les prestations du trompettiste polonais Emil Miszk ainsi que du bassiste néerlandais Jort Lennart Terwijn, solide et inspiré. Susana Santo Silva n’est pas satisfaite du concert de son groupe qui n’a pas tenu les engagements de jouer peu et à tour de rôle. Pourtant, même s’ils ont joué fort et beaucoup de notes, il y avait une belle énergie, une grande liberté et le pianiste Matuesz Gawęda a quelque chose en plus. Enfin, c’est au milieu de ses élèves que Lotte Anker joue cette grande composition collective aux arrangements foisonnants. Les deux batteries n’empêchent pas la jeune violoniste norvégienne Tuva Halse de sortir du lot avec un jeu calme et une sonorité parfois proche du er-hu.

Kit Downes & Lucy Railton © Mikołaj Zacharow

En termes de festival, sur la dizaine de concerts présentés, je retiens la prestation du trio Lillinger – Dell – Westergaard et leur façon de jouer une seule œuvre globale, faites de structures emboîtées les unes aux autres, aux changements nets et soudains. Le trio de Lucia Cadotsch , toujours aussi juste et troublant, avec une configuration différente (Otis Sandsjö était au centre) et qui laisse l’émotion vibrer dans la salle. Hasard de la programmation, le pianiste et organiste britannique Kit Downes programmé quelques jours plus tard se joint au trio pour quelques morceaux qu’il connaît très bien puisqu’il joue également en duo avec la chanteuse. C’est magique. C’est d’ailleurs en duo avec la violoncelliste Lucy Railton qu’il se produit pour le programme de leur nouveau disque, une musique de cordes frottées et d’orgue rond. Acoustique pour elle, électrique pour lui, rond et grave ou tiré en longueur, le son est le matériau de cette musique très écrite (ils ont encore leur partitions) mais qui s’écoute comme un ressac. Enfin, le grand orchestre du batteur polonais Szymon Pimpon Gąsiorek a délivré un show orchestral très coloré, à mi-chemin entre le Fire Orchestra et le Grand Orchestre du Tricot. Une musique pleine d’humour, d’effets et de références. L’écriture imparfaite rend parfaitement et cette découverte m’enchante. L’orchestre de Gard Nilssen est une machine bien rodée et pleine de vieilles connaissances… Signe Emmeluth, Ingebrigt Håker Flaten, Petter Eldh, la jeune Veslemøy Narvesen… il faut dire qu’avec trois basses et trois batteries, on doit s’attendre à quelques turbulences : c’est le cas tout le long du set et plus encore vers la fin.

Pimpono Ensemble © Mikołaj Zacharow

Enfin, le concert tant attendu, celui des “faculty members”, a lieu et on sait alors pourquoi ils sont là. Fluide, simple et évident, l’écoute permettant des passages de relais faciles et efficaces. Les égos sont restés dans les loges. Le groupe est très équilibré, une rythmique, un sax et une trompette, rien de moins classique et pourtant la lumière jaillit.

International Jazz Platform reprend l’année prochaine, sans le dispositif Footprints et avec d’autres “faculty members” dont les noms ne sont pas encore connus.
Cette semaine de festival/ateliers a été riche en rencontres et surtout en musique. Une grande rasade bienvenue après une année de silence.