Scènes

Vodka, jazz et Lénine à Tampere

Tampere Jazz Happening, Finlande, du 2 au 5 novembre 2017


Photos : Philippe Méziat

XXXVI° édition du « Tampere Jazz Happening », festival finlandais qui joue gagnant avec l’unité de lieu et la courte durée de la manifestation, pleine comme un oeuf côté musiciens comme côté public. Un accueil superlatif, une programmation qui fait sa place à tous les jazz(s), sans exclusive, mais sans « ouverture » démagogique non plus. Un exemple, un modèle ? Rien de tout ça. L’effet du désir.

JOURNAL TAMPERE

Jour Un. « Tampere Jazz Happening » est un festival qui en est à sa 36° édition. Je m’y suis rendu quatre fois, y compris cette dernière, à l’invitation de l’association quand elle en a les moyens. Cette fois, c’est l’office de tourisme « Visit Finland » qui a proposé d’inviter des journalistes étrangers, à l’occasion du centenaire de la proclamation d’indépendance de la République parlementaire finlandaise. 1917 – 2017, le choc des dates est déjà en lui-même parlant, on y reviendra.
Minnakaisa Kuivalainen en est la directrice exécutive, Juhamatti Kauppinen le programmateur, et parmi les invités des profils amis depuis des années, Jan Granlie, photographe, John Ephland de « All About Jazz », Kevin Le Gendre de « Jazzwise ». Sans oublier bien sûr l’ambassadeur du jazz hexagonal en Finlande, Charles Gil, son épouse, maintenant sa fille aînée. On ne s’ennuie pas. On peut même parler français quand, comme moi, on se fatigue d’un anglais qui n’est pas spontané, et ne le sera jamais !

Quitter Bordeaux. Sans regrets ? Voire.
Élodie m’ayant invité le mercredi, veille du départ, en compagnie de Bruce Milpied, j’ai encore le souvenir de sa cuisine parfumée, épicée avec mesure, on oserait dire herbacée, et de ce que Bruce a rapporté de son reportage tout frais sur l’Amour, fleuve symbole. Il est resté du côté chinois. Ce n’est pas sans importance. Les Chinois sont en train de gagner bien des choses en terme de liberté (circulation, biens), reste l’épineuse question de la liberté de penser…

Il faut savoir – avant de poursuivre – que Lénine a trouvé refuge à Tampere pendant une courte période avant sa prise de pouvoir en 1917, dans ce qui allait devenir l’URSS. D’où l’existence dans la deuxième ville de Finlande d’un petit musée consacré à Vladimir Ilitch Oulianov. Et quant on sait que St Petersbourg est tout à proximité, on se doute que les événements d’Octobre en Russie ont eu des conséquences à Helsinki et Tampere. Longtemps j’ai cru que Lénine, reconnaissant à la Finlande de l’avoir protégé, avait « donné » son indépendance au pays des sapins, des bouleaux et des rivières rapides, lesquelles avaient permis l’usage industriel de l’électricité. C’est le cas à Tampere, ville de culture abritant de nombreuses structures installées dans d’anciennes usines. La ville est candidate au titre de « Capitale Culturelle de l’Europe » en 2026. À y regarder de plus près, le petit roman que je m’étais construit sur Lénine et le Finlande ne tient pas : l’indépendance du pays et sa vie politique démocratique sont issus d’une guerre civile…

Dans l’avion qui me conduit vers Helsinki, les images se succèdent et forment autant de questions. Il y a au moins une soixantaine de Chinois dans ce vol. Pour retourner en Chine par une voie située au nord ? Pour visiter la Finlande ? Je songe alors à cette émission sur Arte, visionnée récemment et consacrée à ce qui se nomme le « red circuit », circuit « rouge » qui conduit des touristes, en majorité en provenance de Chine, à visiter les lieux emblématiques liés à Lénine : St Petersbourg et le navire de guerre « Aurore », Moscou et le mausolée, Gorki. J’entends encore les jeunes filles interrogées dans ce document sur la question de savoir pourquoi elles sont là, et qui répondent avec de grands et beaux sourires : « mais Lénine est le père fondateur du communisme, nous sommes communistes, nous venons sur les lieux de la révolution ». [1]

Imparable. Du coup, je me dis que les autorités politiques et culturelles de la Finlande devraient proposer d’intégrer Tampere dans le circuit. Il y a même un petit musée à visiter, et puis dans le cadre d’une candidature européenne … Mes voisins de carlingue sont japonais, ils s’occupent de leur enfant (trois ans, quatre ans ?) avec un mélange de fermeté et de souplesse assez admirable. Car le petit est de ce monde, et donc quasiment insupportable, agité, exigeant. Vingt minutes avant Helsinki, il s’endort le visage sur le ventre de « mama », et les pieds sous le nez de « daddy ». Manifestement, il baragouine déjà le japonais et l’anglais. On survole la Lettonie, ce soir même on aura droit à un « spotlight » sur le jazz estonien. En 2019, ce même focus sera centré sur la France. Le jazz de France est déjà très bien représenté.

Nous y voici. Entre une bière manifestement trop volumineuse pour ma petite soif et un retour à l’hôtel pas trop anticipé, je note la voix et le piano résolument contemporains de Kadri Voorand. Le set suivant permet de découvrir un quartet éclaté, très libre, animé entre autres par le saxophone basse de Liudas Mockunas, qui ressemble - même physiquement - à John Surman quand il avait trente ans. Le groupe s’appelle « Heavy Beauty », sonne bien et fort. Leur disque s’appelle « Propaganda ». Rideau. Complément avec la compilation « Estonian Jazz EJL008 », également en streaming sur www.jazz.ee

Jour deux. On prend sa collation du matin - porridge magnifique, tous les matins je pense à Claudia Solal, le reste du temps aussi mais là, impossible d’oublier Porridge Days - au sous-sol d’une tour de trente étages, bel édifice teinté dans les bleus, et emblématique du désir de Tampere de s’élever dans la hiérarchie des villes européennes.
On peut monter au sommet et y découvrir toute la région avec ses innombrables lacs, ses collines et ses neiges qui ne sont pas éternelles mais ont fait leur apparition avant-hier. Puis c’est la réunion du groupe d’invités, et la découverte à la fois du splendide Tampere Hall avec ses quatre salles de concert et du Moomin Museum, consacré à l’œuvre à la fois monomaniaque et infiniment diverse de Tove Jansson (1914 – 2001), écrivaine, dessinatrice et plus généralement à l’aise dans tous les arts plastiques, en prolongement de ses textes. Ils sont d’abord centrés sur le personnage du « Moomin » qu’elle a créé, et autour duquel toute une famille se décline, dont les Moomintroll, agités mais sympathiques. Divers épisodes sont publiés et rencontrent à partir de la fin des années 40 un très grand succès. Tove Jansson était une Finlandaise de langue suédoise, et elle a écrit en suédois. Sorte d’hippopotame très joufflu, le Moomin se verra impliqué dans les quatre saisons de la vie, avant que Tove Jansson (au détour des années 70/80) finisse par se lasser de sa créature, dont les aventures auront déjà été des lectures pour lecteur, et non pour les « enfants » comme on pourrait croire.
 [2] Tove Jansson a toujours évité cette erreur d’appréciation. Il n’empêche que ses dessins et sculptures touchent tous ceux qui aiment son style, et sa façon de créer un monde. Quant aux Moomintroll(s), ils ont déclenché une polémique (de proportions modeste) sur les réseaux sociaux en français, parce que j’avais été scandalisé par la façon dont on parle chez nous de « trolls » pour désigner des individus malfaisants sur la toile (et sans doute ailleurs). Il m’avait semblé que c’était aller un peu vite en désignation, sans tenir compte du véritable sens de ce mot.

« Music Is The Main Thing » est-il écrit sur le programme du 36° International Tampere Jazz Happening. On y vient.

Shabaka Hutchnings, Siyabonga Mthembu

Avec, à vingt heures, ce qui restera pour moi l’un des chocs de ce weekend de musique : Shabaka & The Ancestors, un groupe de six musiciens qui offrent avec une belle sincérité un jazz très orienté africain, un peu à la façon dont on l’a déjà tant aimé dans les années 70 avec Pharoah Sanders, Leon Thomas et beaucoup d’autres. Entendre de nouveau ce son, voir s’installer ces musiciens dans leurs habits de couleur, et découvrir toute neuve une musique qui ne l’est pas provoque une émotion paradoxale. Je m’en méfie, mais je m’y laisse aller. Parce que les deux solistes au ténor et à l’alto savent admirablement envoyer la sauce, et aussi parce que le chanteur est capable d’une douceur rare, et enfin parce que le batteur se laisse aller à un long solo superbement construit. Ils m’auront réconcilié avec un certain versant du jazz « sud-africain », que j’avais vainement cherché à Johannesburg.

Des remarques qui valent pour tous les concerts dans la grande salle : le public est présent, en nombre, dès le début des concerts et quel que soit le groupe sur scène. Un vrai désir d’être là, d’écouter, de profiter de ces musiques qu’on ne connaît pas bien. Ce sera encore plus étonnant le lendemain, quand un quintet de freemen garanti pur jus (Evan Parker, John Russell) précédera la chanteuse norvégienne Solveig Slettahjell, puis Thomas de Pourquery. La façon dont Juhamatti construit la succession des prestations est d’une très grande habileté, perceptible seulement dans l’après-coup, une fois qu’on s’est laissé aller à jouir de la musique.

Car voici les « Five Elements » de Steve Coleman, le seul groupe au monde à devoir répondre « quatre » à la traditionnelle question : « combien êtes-vous dans les Five Elements ? »
Si vous avez supporté cette blague à la Paul Desmond, vous pouvez lire la suite. Donc Steve Coleman arrive, flanqué d’un trompettiste (Jonathan Finlayson (un nom prédestiné à Tampere), d’un bassiste et d’un batteur (Anthony Tidd et Sean Rickman). Je n’ai pas entendu en direct Steve Coleman depuis quinze ans, sa musique est toujours plus ou moins la même, basée sur des rythmes certes complexes, mais qui, par leur alternance de binaire et de ternaire retiennent l’attention de l’auditeur dès l’entame. Solos de saxophone alto insurpassables, la manière de Steve étant unique, bien que non sans rapport avec l’histoire de l’instrument, de Hodges à Parker en passant par toute l’école de Chicago. Le mouvement « M’Base » s’est un peu figé dans l’histoire, à un niveau très haut, mais que nous étions naïfs à croire que ça devait absolument déboucher sur une autre révolution tous les deux ans !!! Donc maintenant bien en place, cette manière connaît des milliers d’adeptes directs ou indirects. Seuls changements notables, Steve Coleman procède un peu à la façon de Miles Davis dans les années 65 - 70, quand il s’appuyait sur des standards cités comme points d’appui avant des improvisations très libres. Ce soir, Steve Coleman cite et joue « ’Round Midnight » et « Giant Steps ».
Pour ma part, je me souviens du disque en duo avec Dave Holland, une des perles fines de mon accumulation de CD, et des stages de Banff où je ne suis jamais allé mais dont les amis Benoît Delbecq et Guillaume Orti m’ont parlé si souvent que parfois je crois y avoir assisté.

J’en ai assez entendu pour aujourd’hui. J’ai même réussi quelques photos convenables grâce à un ingénieur lumière qui a su mettre en valeur les couleurs de ces musiques. Tony Allen attendra un prochain passage à Bordeaux.

Shabaka & The Ancestors

Jour 3. Il est temps de partir à la recherche des vinyles, et des cadeaux promis aux uns et aux autres. Mais ce samedi 4 novembre est férié en Finlande. A priori, pas de disques. Et pas de vodka finlandaise non plus puisque les « grandes surfaces » ici ne délivrent pas d’alcool. L’idée que ça n’a pas d’importance et qu’on verra demain dimanche est une mauvaise idée, qui aura des conséquences inattendues. Attendons.

J’arrive à quatorze heures pile, après avoir fini par dénicher un magasin de disques ouvert. Dans les soldes, des pochettes bien tournées en provenance d’Inde, un Don Cherry bizarre qui se révèle être la bande son interprétée pour un film (copie récente, l’original vaut des fortunes) et puis d’autres, fort dispensables me dirait un ami qui me veut du bien.
Sunna Gunnlaugs est proposée avec son trio et en invité le trompettiste de l’année en Finlande, Verneri Pohjola.
Rencontre presque inopinée qui fonctionne tout de suite, et découverte d’une pianiste islandaise dont on sent qu’elle n’en est pas à son coup d’essai - elle sait phraser, accompagner, maintenir une tension. Quant à l’homme à la trompette, il est plutôt côté Rex Stewart et Peter Evans. J’espère que vous voyez à peu près ce que je veux dire… Armstrong ayant tout inventé, restait à trouver d’autres amusements, ce que le soliste de Duke Ellington fit avec « Boy Meets Horn », et beaucoup plus tard Peter Evans dans divers contextes.
Pistons, quand vous nous tenez…
Seul moyen d’échapper aux pistons : la coulisse.

Non pas fuir en coulisses, mais jouer du trombone à coulisse, comme Samuel Blaser par exemple. Compagnon de route de nombreux musiciens français (Marc Ducret), entendu souvent à Berlin, homme de joie, de plaisanteries, et néanmoins - ou par conséquence - instrumentiste et compositeur de haut vol, il présente un quintet avec Oliver Lake en invité. On connaît de lui des disques qui réfèrent à Monteverdi, ou Jimmy Giuffre, et le temps est venu de se tourner vers le blues. Si le concert commence avec « Goodbye Pork Pie Hat », il se prolonge dans ce même esprit de workshop à la Mingus, Samuel y prenant une place jadis réservée à Jimmy Knepper ou Quentin Jackson, et maintient ainsi la tension jusqu’au bout. Benoît Delbecq choisit très intelligemment de poser ses solos sur un versant minimaliste et poétique, et Oliver Lake s’applique à creuser le son dans les larges espaces qui lui sont consacrés. Un mélange d’ancien et de moderne tout à fait heureux, comme le prouveront les sourires des uns et des autres à la fin du concert. Ils ont même failli obtenir un rappel que les spectateurs demandaient.
Mais à Tampere, on doit enchaîner. Ce n’est pas plus mal, au fond. Quand on a dit ce qu’on avait à dire, proposer une bafouille de plus ne sert à rien.

Samuel Blaser invite Oliver Lake

Erik Truffaz ne m’en voudra pas, j’espère, d’avoir été contraint de sauter un concert, le sien, avant de redémarrer une soirée qui s’annonçait très longue pour mes vieilles oreilles. D’où un besoin d’oreiller…

Une musique qui vient d’hier et se joue de l’instant.

À vingt heures pile, The Fifth Man est sur scène, et ça va frisotter pendant une heure avec - je les cite tous - Evan Parker (ss), John Russell (g), Matt Wright (platines), Walter Prati (electronics) et John Edwards (b). Vous avez bien lu.
Musique improvisée, mais surtout musique en permanent écho d’elle-même, de ce qu’elle fut, et de ce qu’elle sera, là, maintenant que ça urge. Je n’avais jamais entendu John Russel en direct, et je ne regrette pas le voyage tant sa façon de gratter les cordes ou de les caresser (et j’en passe) est fascinante. Evan Parker joue comme d’habitude sur les superpositions, la multiplicité, la résonance, mais il y ajoute aussi des bribes thématiques à répétition. Le solo de John Edwards est un des plus emballants de l’année pour moi sur cet instrument, sorte d’intégrale (comme le calcul) de la contrebasse la plus classique à la double basse la plus échevelée.
Les deux électroniciens de service ne cherchent rien d’autre que d’ajouter leur brin de mil à ce toucan. C’est beau, et le public (on ne trouve pas un fauteuil libre) fait un accueil vibrant à cette musique qui vient d’hier et se joue de l’instant.

John Russel

Car voici venu le moment de la chanson de Solveig. Pour qui s’en souviendrait, j’ai dû déjà, au détour des années 2006, attirer l’attention sur cette chanteuse norvégienne, à moins que ce ne soit elle qui ait attiré mon attention d’abord, pour de multiples raisons. Je me souviens de Bergen, et surtout de Balestrand, dans ce village au fond d’un fjord, et d’un concert avec un trio qui aurait pu rivaliser avec E.S.T., le trio In The Country. Solveig Slettahjell m’était apparue comme une voix neuve et native, avec de belles potentialités, et des accompagnateurs sensibles, dont une grande partie de la séduction venait de leur manière calme et posée de créer des climats suspendus et remplis de petites percussions étoilées.

Dix ans plus tard, la voix a pris de l’ampleur, elle s’est en quelque sorte « noircie » à la fois par le haut et le bas, et dès le début du concert elle me prend en otage. Les reprises de mélodies populaires ont fait place à des chansons plus en rapport avec ses nouvelles possibilités vocales : Solveig est sur les traces du gospel, de la soul music, même et presque surtout de la country music. Le trio qui l’accompagne est toujours In The Country (bon signe), et du coup son nom même semble avoir été pris au pied de la lettre. On se rappellera que les Norvégiens ont été nombreux à émigrer vers les USA, et que les liens musicaux entre les deux pays ont été forts, même si (et heureusement) d’autres sources sont venues arroser le terroir des plaines et des forêts. Bref, le jazz est passé par là.

Est passé par là aussi le label ACT qui a su (comme pour nos Parisien et Peirani, par exemple) pousser la chanteuse vers l’une de ses vérités, en l’occurrence cette musique à la fois noire et verte qui appelle la guitare (voire la pedal-steel) comme son complément indispensable. C’est un certain Knut Reiersurd qui s’y colle, avec un talent très éprouvé, professionnel bien sûr ! Un seul solo aura suffi à me convaincre, vaincre en tous cas, même si je sais repérer sa façon éprouvée de faire monter la sauce. Quand je croise Knut dans l’ascenseur un peu plus tard, et que je le félicite sur sa prestation, il me répond par une grimace significative. Qui voudrait dire : « j’ai fait le travail pour lequel je suis payé ». Mais que voulez-vous, Solveig, je l’aime. Quand elle reprend « Sometimes I Feel Like A Motherless Child » je trouve cela très beau, même si elle met une certaine hâte entre les phrases, davantage que sur le disque. Dont voici la référence : ACT 9593-2

Solveig Slettahjell & Morten Qvenild

Une si belle soirée ne pouvait que se conclure par l’accueil enthousiaste qui fut réservé au Supersonic de Thomas de Pourquery, avec Daniel Zimmermann (tb) en place de Fabrice Martinez, retenu ailleurs. La musique ouverte et généreuse du groupe n’y perd rien, et entre unissons, parties vocales, thèmes « universels » et solos débridés ou retenus comme une valse qui hésite. Von Pourquery se risque au prêche, avec des yeux rieurs dont on finit par se demander ce qu’ils cachent et révèlent : sincère sentiment océanique, opium du peuple ou légère dérision ? Dans tous les cas de figure, ça passe la rampe aisément. Et je file m’allonger, non sans avoir bavardé avec Charles Gil au Telakka, le bar/club situé en face de la grande salle, tout en écoutant l’un des groupes qui y sont programmés.
Au passage, Juhamatti nous fait découvrir une entrée secrète (le club est bondé) avec escalier en colimaçon au sommet duquel un musicien attend son tour, les pieds dans une bassine d’eau, et s’aspergeant le corps avec ce qui ressemble à des tiges, ou des fleurs ! Oui, j’ai oublié de dire que dans le cadre de l’invitation, « Visit Finland » nous a conviés à l’expérience du sauna suivi de l’immersion dans le lac. Expérience quand même déconseillée aux personnes fragiles, ou âgées, ou cardiaques. Comme je rentre dans les trois catégories, je me suis abstenu.

Thomas Von Pourquery

Jour 4. Il sera plus court. *
Ai-je noté que le soleil se lève vers neuf heures et se couche vers seize heures - seize heures trente ? On prend vite l’habitude de se retrouver dans des ambiances nocturnes, dans des espaces chauffés. La programmation de ce dimanche est légère par rapport à la veille, mais il me tarde de voir et d’entendre le quartet de Nik Bärtsch, un artiste ECM très original, en compagnie de Sha (b-cl, cb-cl), Kaspar Rast (dm, perc) et Nicolas Stocker (dm). Un jeu piano/percussions seulement éclairé par les sons basse des clarinettes de ce nom, et surtout une approche minimaliste de la musique dont le leader semble à la fois friand, habitué et habité. Phrases très brèves, répétées sans le moindre changement, et rythmes de percussions sur le même versant répétitif, avec l’intensité sonore en plus. Je note quelque part que Ravel aurait pu avoir l’intuition de cette musique mais qu’il s’est arrêté au Boléro. Ces crescendos à répétition finissent par lasser un peu, même s’ils sont abordés avec une technique infaillible.

Jour 5 Déjà repartir. Faire à l’envers ce qui fut une découverte - une aventure - et tenter de ne pas céder à la tristesse des retours. Ce lundi 6 novembre est d’un gris de poule grise et mouillée.
J’achète enfin ma vodka finlandaise en zone free, avant de me rendre compte trop tard que je ne pourrai pas passer ces bouteilles à Charles de Gaulle. L’espace Schengen est une illusion. L’autre serait qu’il y a une certaine homogénéité entre les manières de contrôler les voyageurs en Europe. Or pas du tout. À Bordeaux et à Paris on me fait enlever chaussures, ceintures et sangle du corps qui retient une stomie capricieuse. A Helsinki je garde tout, et pour la ceinture ils se contentent de la voir et passent un appareil à détecter les explosifs. Dans l’espace du « Free Market » on vous prend pour un client, le reste du temps pour un terroriste.

Etrange : on m’offre « Les Echos » comme lecture de presse. Ancien gauchiste repenti, Stéphane Courtois brosse en page 11 un portrait peu flatteur pour Lénine de la révolution d’Octobre. Au passage, il cite à peine le chiffre des morts « soviétiques » pendant le WW2. Tout ça est trop compliqué pour moi. D’instinct, je prends du recul sur tous ceux qui veulent entraîner mon adhésion.
A Bordeaux, ma valise d’Helsinki est absente. C’est la rentrée, en effet.

par Philippe Méziat // Publié le 19 novembre 2017
P.-S. :

Entretien en anglais avec Thomas de Pourquery à Tampere :

Entretien avec Samuel Blaser, même endroit :

[1En complément, cette anecdote, qui m’a été rapportée par Valery Sevostyanov, le seul Russe invité cette année, et qui me cite spontanément comme musiciens de jazz « français » Stéphane Grappelli, Michel Petruccianni ou encore Michel Legrand. Au détour des années 1995, à Petersbourg, il écoute régulièrement une émission de radio animée par Leo Feygin. Il rêve des disques (CD) Leo Records. A ce moment de l’histoire de la Russie, on ne trouve encore pas grand chose dans les magasins, et surtout pas de disques. Mais un soir, un ami l’appelle :« Descends tout de suite à la station de métro (X), tu vois, près de chez toi. Dans la boutique où ils vendent un peu de tout, cassettes porno, magazines, il y a une série de CD de jazz, Leo Records, pour une somme dérisoire. Dépêche-toi ! ». En effet, ce soir là, li s’offrira un Anthony Braxton, un Evan Parker et un Joëlle Léandre. Conservés des années comme des trésors de guerre. Le contenu musical importait peu, me dit-il en m’évoquant les autres « jazzmen » qui incarnent pour lui la France, et qui n’ont guère à voir avec le label Leo.

[2Comme si les enfants n’étaient pas de vrais lecteurs ! Une erreur d’appréciation aux conséquences lourdes : combien d’enfants ne lisent pas parce qu’on leur propose uniquement des lectures « pour enfant » ? Être enfant est une bien lourde charge. Certains parviennent sur le tard à exécuter le programme : ils se taisent pour de bon.