Le jazz a sa tribune depuis 2001

Edition du 23 avril 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Alain Corneau, le musicien à la caméra

Finir sa vie en beauté, un oxymore certes. Tout de même, le cinéaste Alain Corneau vient de claquer la porte sur son cancer, à 67 ans, en laissant derrière lui un bijou de film, Crime d’amour. Il est encore programmé et connaît un beau succès, pleinement mérité. Mais Corneau, en plus du ciné et de la lumière, c’étaient aussi des sons, de la musique et notamment du jazz. Crime d’amour donne à entendre le ténor de Pharoah Sanders dans une magnifique ballade intitulée « Kazuko » [1]. Il est accompagné par un harmonium indien et un koto. C’est d’autant plus inattendu qu’il y a peu de musique dans le film et qu’elle-ci surgit en douceur, comme à contre-emploi, au moment-clé du film, celui du meurtre. Ce contraste souligne toute l’ambivalence amour-haine du geste assassin, ce « crime d’amour ».

Corneau s’est expliqué sur ce choix dans un entretien : « C’est un des plus beaux chorus [que Pharoah Sanders] ait jamais donnés, avec une maîtrise du souffle incroyable. C’est un morceau très tendre et en même temps un peu violent. Note par note, c’est quelque chose de faramineux. Il dégage une atmosphère très étrange et très envoûtante qui collait à l’idée que je me faisais du film. » […] « Nous avons juste utilisé l’introduction une fois ou deux, comme une sorte de bourdonnement, de montée de l’inquiétude, et on a décidé de libérer, d’un seul coup, la musique à ce moment-là. J’ai été subjugué par cette idée de Thierry Derocles, mon monteur, car même si j’avais filmé la séquence dans ce sens-là, avec la musique, elle devient encore plus un acte amoureux… »

Alain Corneau se disait aussi « toujours inquiet de commencer un film sans avoir la musique ». Pour le moins l’a-t-il prise à bras le corps lorsqu’il a fait du livre de Pascal Quignard, Tous les matins du monde, un film sur la musique, la création musicale, le pouvoir aussi, via les rapports de Marin Marais (Depardieu père et fils) et de son maître Sainte-Colombe (Jean-Pierre Marielle).

La musique, donc, et pas seulement baroque… Car le jeune Corneau aurait voulu être batteur – peut-être à force de fréquenter sur ses terres natales les militaires américains des bases de l’OTAN, comme celle d’Orléans, où un certain Albert Ayler fit son service… Il se met donc à la batterie dans un groupe de copains ; mais il entre à l’IDHEC et ne deviendra « que » cinéaste, ou plutôt peut-être musicien à la caméra. Ainsi se trouve-t-il aspiré/inspiré par le jazz afro-américain et en particulier par celui qui surgit dans les années 60, la « New Thing ». À 23 ans, il fait le voyage de New York, rencontre Archie Shepp, Marion Brown, Sunny Murray, Ornette Coleman, Bud Powell… Imprégné de Coltrane, d’Ayler, du free jazz, il parcourt le Lower East Side et Harlem, d’où il rapportera son premier film, un court-métrage en forme de question : Le jazz est-il dans Harlem ? (1969) Non, il n’y est déjà plus, constate-t-il alors : 
« Si le jazz n’est plus dans Harlem, la violence y est encore. C’est toujours le ghetto, la pauvreté, la peur, la rancœur, la drogue (…) Une voiture de police patrouille mollement, les flics blancs jettent un regard blasé. Des filles de quatorze ans m’aguichent devant un hôtel de passe sordide. Un sergent démobilisé du Viêt-nam montre ses états de service, complètement bourré. » (Cité par Edouard Waintrop.)

Mai 68 est passé par là. Corneau penche vers les « Trots’ » tendance « lambertistes », une autre rengaine… qui peut rejoindre les cris hurleurs du Black Power. Il se sent proche de ce mouvement et de ses antennes, surtout musicales. Il veut mettre ça en film, avec les musiciens qu’il aime, commence un repérage de trois mois, mais abandonne : « A présent, je ne sais plus si je peux encore prétendre faire un film sur les musiciens du free jazz au nom de leur négritude, qui n’est ni mon identité, ni mon combat. Et puis les styles et les consciences des musiciens ne se réduisent pas à l’équation « Free Jazz = Black Power ». Ils ont chacun leur histoire et leur destin d’artiste… Pour la même raison que j’ai renoncé à faire de la musique mon métier, je me dis : « C’est leur culture, leur monde, je crois qu’ils n’ont pas besoin de moi. » » (Ibid.)

Prise de conscience d’une belle lucidité. Mais e n’est que pour mieux s’accaparer la musique comme autre matière du cinéma. Dans son premier long-métrage – France Société anonyme (1974), un bide commercial – on entend un certain Michel Portal au bandonéon, et aussi l’accordéon et la musique de Clifton Chénier, un Cajun jouant du « zydeco », mélange de musique cadienne et créole et d’influences jazz, blues… Trois ans plus tard, c’est Gerry Mulligan qui signe la musique de La Menace, son troisième film après le succès de Police Python 357. En 1994, il tourne « Le Nouveau Monde » et fait appel à un jeune pianiste de jazz ; ce sera Baptiste Trotignon, qui vient juste d’avoir vingt ans…

« Crime d’Amour » est un film de « plain-cinéma » comme on parle de plain-chant en musique. Fond et forme tournent autour de la question du pouvoir et de la séduction, de l’entreprise comme arène moderne – avec mise à mort par harcèlement. Car il est vrai – nul n’est parfait – que Corneau aimait aussi la corrida. Autre scène pour autre spectacle, mort et cruauté dans la flamboyance. Sang et lumière avec ricanements de fanfare. On peut préférer le son, celui du jazz par exemple. Surtout au cinéma.