Albert Marcoeur
Travaux Pratiques
Albert Marcœur, chant, perc ; Quatuor Béla : Frédéric Aurier, Julien Dieudegard violons ; Julian Boutin violon alto ; Luc Dedreuil violoncelle ; Julien Baillod & Eric Thomas (g) ; Farid Khenfouf (b) ; Claude Marcœur (dr perc) ; Gérard Marcœur (dr perc)
Albert Marcoeur, on aime, et ça ne date pas d’hier.
Il faudrait remonter au début des années 70 et à ces albums un peu foutraques - en apparence seulement -, où le Bourguignon savait faire son de tout bruit (ah, les klaxons de « Monsieur Lépousse » sur Album à colorier) et pouvait, en quelques phrases faussement anodines et déclamées plus que chantées, faire émerger du quotidien – notre quotidien – une poésie goûteuse, teintée d’humour et d’une ironie un peu amère. On pourra avec profit réécouter en boucle le texte juteux, c’est bien le mot, du titre ouvrant le premier album : « C’est raté, c’est raté ! » pour se convaincre que le bonhomme pouvait tout se permettre et réussir son coup.
Au jeu des comparaisons, les exégètes ont évoqué Frank Zappa, pour le caractère souvent imprévisible des inspirations de ce créateur affranchi de toute inhibition, Robert Wyatt aussi, probablement par l’aspect artisanal, ce côté « fait avec les moyens du bord », minimaliste s’il le faut. A bien y réfléchir, on pourrait y déceler aussi et surtout une forte parenté avec les expérimentations sonores d’une formation comme Henry Cow, dont l’ADN culturel semble, comme chez lui, systématiquement hors de tout sentier balisé. Albert Marcoeur laisse d’ailleurs entendre que « toutes les musiques ingurgitées, emmagasinées depuis le plus jeune âge, se mélangent avec toutes celles qui émergent aujourd’hui ». Il précise même : « J’ai essayé de réunir quelques-uns de ces liens. Je n’ai pas toujours compris comment et pourquoi ils se sont rencontrés, mais je sais qu’il y a souvent des réunions et que les discussions y sont animées ». Tant mieux, c’est justement cette animation et ces confrontations brouillonnes et bruyantes qui, depuis les origines, font tout le charme d’un univers dont on cherche aujourd’hui encore un équivalent sur la scène hexagonale. Il n’y en a pas ; y en aura-t-il jamais ?
Trois bonnes décennies et moins d’une dizaine d’albums plus tard, notre néo-sexagénaire revient avec des Travaux pratiques [1] qui voient la fratrie Marcoeur (Claude et Gérard sont là comme aux premiers jours) s’installer aux percussions pour laisser la conduite mélodique de l’atelier au Quatuor Béla, omniprésent sur l’album, ainsi qu’aux guitares de Julien Baillod et Eric Thomas et à la basse de Farid Khenfouf. On est d’abord intrigué par un certain parti-pris de sobriété dans l’esthétique générale de ce nouvel opus. Les cordes du quatuor, sur lequel viennent virevolter les arpèges des guitares, installent en effet un climat volontiers sériel qui lorgne plus du côté des compositions d’un Steve Reich ou d’un Robert Fripp que des saillies sonores de Fred Frith et ses compagnons d’Henry Cow. Là où le précédent album, L’, recourait encore beaucoup à l’utilisation de collages sonores électro-acoustiques, Travaux pratiques surprend en optant pour un climat unifié – mais surtout pas uniforme – où même les soufflants et les voix convoqués le temps d’un oppressant « Si les fumeurs fument… » semblent obéir volontiers à cette discipline qui en est la marque distinctive.
Travaux pratiques - une évidente réussite - restera selon toute probabilité un ovni dans le paysage musical de la chanson dite française, et risque de demeurer confiné dans le cercle malheureusement restreint des adorateurs d’Albert Marcoeur. Pourtant, sa force réside comme toujours dans la traduction en mots - toujours aussi originale - des petits détails du quotidien : notre homme, qui se présente ici en narrateur, est tout de même capable de rendre passionnante la description d’un sandwich et d’un café (« Le Paris-Beurre »), en quelques phrases illuminées par la conjonction hypnotique des cordes du quatuor et des percussions fraternelles. Qui d’autre pourrait se prévaloir d’une telle imagination fondée sur presque rien ? Qui pourrait lire une série de chiffres décryptant la société française (« Stock de statistiques ») sans générer l’ennui ? Qui, enfin, nous ayant arraché un sourire avec de tels arguments faussement anodins, peut nous interpeller brutalement, la moutarde (de Dijon, forcément) lui montant soudain au nez, lorsqu’il évoque un photographe fixant les horreurs de la guerre (« Dans le vif du sujet ») ? Marcoeur, bien sûr, qui peut tout oser sans jamais commettre de faute de goût.
Il est temps de le (re)découvrir sur scène [2], le spectacle étant le complément indispensable de ces Travaux Pratiques qui semblent loin d’être achevés, si l’on en juge par le regard désabusé que porte « Un poète péruvien à Paris » : « Ah les travaux ! J’habiterai Paris, mon ami, quand les travaux seront finis ». Pas demain la veille en effet… et la promesse, pour nous, de disques à venir.