Chronique

Franck Tortiller

La leçon des jours

Franck Tortiller (vib, mar).

Label / Distribution : MCO

Contrairement à ce que sa Leçon des jours pourrait laisser supposer, Franck Tortiller n’est pas un solitaire, loin s’en faut. Les expériences accumulées depuis plus de 25 ans par ce vibraphoniste traduisent au contraire un réel appétit pour le travail en groupe, plus ou moins élargi. Pour les grandes dimensions, il y eut le Vienna Art Orchestra et l’Orchestre National de Jazz (dont il fut le directeur de 2005 à 2008) ou son propre orchestre ; pour les formations plus réduites, plusieurs formules en trio, avec quelques camarades comme Michel Godard et Patrice Héral, ou Yves Torchinsky et David Pouradier. Tortiller entretient aussi en tuteur attentionné la flamme du jazz en veillant sur les jeunes pousses de L’OJJB (Orchestre des Jeunes Jazzmen de Bourgogne) - ce jazz qu’il n’hésite pas à croiser avec d’autres musiques pour mieux le revivifier, comme du temps de l’ONJ avec Led Zeppelin, ou plus récemment dans un hommage à Janis Joplin. Franck Tortiller est un musicien précieux, qui sait faire chanter sa musique avec beaucoup d’élégance, un amoureux des mélodies, toutes époques confondues.

Mais la vie impose parfois, sinon une mise en retrait, du moins la nécessité d’un retour sur soi. Histoire d’analyser et de comprendre le monde qui nous entoure, non par inclination narcissique, mais plutôt dans le but de rester soi-même et de partager de la manière la plus directe possible ses propres émotions, pour mieux exposer ses rêves à l’attention des autres. Un processus humble et altruiste, à l’exact opposé de ce qu’on attend de la démarche labellisée « solo ». C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre cette première expérience discographique d’un Tortiller livré à lui-même et à personne d’autre.

La leçon des jours n’est guidée par aucune urgence, le vibraphoniste s’étant accordé le temps nécessaire à une maturation féconde. « Pas de rentabilisation du temps », mais une série de chroniques du quotidien nées de l’idée que « chaque moment est un vrai moment de musique ». Il n’est que de lire les titres de certaines compositions pour goûter cette proposition d’une traversée de l’intime [1] : « 12 juillet 10h », « 8 août 22h », « 22 juillet 16h », « 24 août 11h ». On imagine un petit carnet de moleskine et des anecdotes qu’il faut vite consigner à un moment précis, ou simplement une croix qu’on trace à la hâte pour se rappeler quelque chose d’important. Franck Tortiller rend ainsi un vibrant hommage à la mélodie – parce qu’il faut savoir, si possible, aller au-delà de l’instrument – en convoquant au besoin un standard (« I Can’t Get Started With You ») ou une chanson de James Taylor (« Song For You Far Away »). La leçon des jours est d’une remarquable beauté formelle, d’une fluidité liquide qui mêle en totale harmonie compositions écrites et improvisées, au point qu’il est difficile parfois de faire la part des unes et des autres.

Il faut dire aussi que le vibraphone et le marimba sont d’excellents partenaires dans cette exploration si personnelle. Leur sonorité, alliage de persistance et d’évanescence, traduit au mieux la mécanique des souvenirs, dont certains contours peuvent être flous tandis que d’autres revêtent une précision photographique. Il faudrait presque recommander l’écoute de l’album en même temps que la lecture d’un livre de cet écrivain dont il est beaucoup question depuis quelque temps : Patrick Modiano. Voilà en effet deux univers qui font la part belle aux heures qui passent et à la frontière entre rêve et réalité, quand les souvenirs ne sont pas toujours des souvenirs, quitte à ce qu’on se perde dans un espace-temps qu’on ne sait pas dater.

On pourra écouter La leçon des jours dans cinq, dix ou vingt ans. Elle se présentera toujours de la même façon, comme une offrande poétique dédiée au plus beau cadeau qui puisse se concevoir : la vie. Elle est, dès aujourd’hui, une grande réussite.


par Denis Desassis // Publié le 5 janvier 2015

[1Expression employée par Franck Tortiller, notamment dans un récent entretien accordé à Citizen Jazz.