Anis
E-nepties et déraisons : Jazz at the Plaza
Jazz at the Plaza. Petit hôtel minable, écrasé sous la chaleur d’un été sans merci sur les bords d’une Méditerranée d’huile. Pas un souffle de vent, pas la moindre ride sur l’eau, quelques taches irisées de pétrole où se réverbère impitoyablement le soleil.
Au loin, l’inévitable pétrolier qui n’a rien à foutre là sinon dégazer. Dégage connard ! A l’horizon, rien que l’horizon tout con, désespérément vide.
Une chilienne à la toile passablement délavée et rapiécée, aux bois tordus par l’abandon à l’intempérie sur un balcon au sol lépreux, craquelé. C’est là que je gis, dégoulinant de toute mon eau, un verre de Ricard à la main. Par terre, un vieux Guide du Routard édition 1973 en lambeaux, corné à ce qui reste de la page de ce Paradis du Sans Thune, trouvé dans le tiroir de la table de chevet alors que je pensais y dégoter le bon vieux « Holy Bible », série noire qui ne déçoit jamais, de crime en crime, Abraham vs. Isaac, Caïn vs. Abel, Noé qui noie l’humanité, tout ça quoi.
Le Ricard, je le bois toujours sec, l’eau c’est dégueulasse, ça le trouble ; je dois en être au quatrième, à moins que ce soit le sixième, et je m’enfonce dans un faux sommeil à la grande joie d’un commando de moustiques qui me survolent et tentent des piqués depuis un moment.
Salut tout le monde !
Au bout d’un long moment de cet état semi-comateux, ma conscience (on peut appeler ça comme ça ?), semi-conscience ou quoi que ce soit perçoit, devine, subodore quelques notes à travers le plancher de la chambre derrière moi. Je les connais, ces notes et la trompette qui s’attaque à mes oreilles me chante coucou, c’est moi ! Je m’arrache à la chilienne d’un bond tellement faux que je m’étale (je suis un spécialiste du faux bond), je dévale l’escalier et n’en reviens pas (dans tous les sens du terme).
M’avait bien semblé entendre des coups de marteau ce matin et v’la t’y pas que le taulier, Marius (ben tiens !) avait bricolé un semblant d’estrade et maintenant y’a dessus 5 gusses en train de faire cracher à leurs instruments tout ce qu’ils ont dans le ventre en toute coolitude. Comment ce sorcier a-t-il réussi à les débusquer et réunir ici et maintenant ? Il me montre l’enseigne en rigolant, il l’avait badigeonnée à grands coups de brosse et de blanc d’Espagne et je déchiffre « Plaza ». J’remonte 4 à 4 l’escalier pour récupérer mon anisé et m’aperçois qu’il avait punaisé sur la porte de ma chambre « Edwardian Room » et sur celle d’à côté (inoccupée et y en a pas d’autre en fait) « Persian Room », du grand n’importe quoi.
N’empêche que, même si l’acoustique locale est loin d’être géniale et même désastreuse (la balance, j’m’en balance-dixit Marius), c’est bien eux ! Revenus d’entre les morts (eux ? moi ? nous ?), j’redescends en roulé boulé classique et à l’atterrissage, mon regard vitreux les identifie bien : Miles, John, Julian, Bill et Paul et le batteur, Philly ou Jimmy I don’t know (là, je sèche) ; ils ont l’air parfaitement à l’aise dans leur costard cravate d’époque (ligne automne-hiver 1958). Un vrai magicien l’Marius ; cet « Oleo » de bord de mer d’huile, c’est tellement beau que même le quartet infernal des joueurs de cartes a laissé tomber sa belote et les annonces bidons pour écouter et applaudir, c’est dire !
Dois-je vraiment continuer au Pastaga ou abandonner feu Pasqua ? Demander à Hamlet. Plus tard et à jeun je me suis aussi régalé d’« Oleo »(s) de Sonny Rollins, Bill Evans et James Carter [1] .