Chronique

Anthony Braxton

Solo (Victoriaville) 2017

Anthony Braxton (as)

Label / Distribution : Victo Records

Douze ans, c’est une éternité. Singulièrement pour un compositeur et un instrumentiste qui fait évoluer son langage à une vitesse hallucinante. En douze ans, le propos d’Anthony Braxton s’est autant étoffé qu’il ne l’avait fait dans les trente années précédentes. De la Ghost Trance Music (GTM) qu’il expérimentait au début de ce siècle jusqu’à la récente Echo Echo Mirror House Music (EEMH), les grammaires se sont diversifiées, théorisées sans perdre de leur immédiateté. Mais Anthony Braxton a délaissé ce solo qu’il a toujours considéré comme un sanctuaire, une occasion unique de se recentrer, de réinterroger sa musique à l’aune des standards et de sa propre maturité. C’était, de Paris en 1971 à Wesleyan en 1992, un exercice courant, par ailleurs codifié. A l’alto, naturellement pour l’auteur de For Alto, et avec au moins un standard  : « They Say It’s Wonderful », « You Go To My Head », « All The Things You Are » dans son solo le plus récent et « Body And Soul » pour ce Solo (Victoriaville) 2017 qui signe le brillant retour à cette forme par une interprétation toute en urgence, quasiment à la fin d’un concert où les références aux piliers de la musique africaine-américaine foisonnent.

Plusieurs figures sont convoquées : on pense à Charlie Parker dans l’hallucinante tension de la composition « 392b », on déniche Albert Ayler dans la déflagration des râles de la composition « 394c ». Mais c’est avant tout Braxton qu’on entend. Il reste maître de son propre univers. Un saxophoniste qui doute, qui s’interroge, qui se cogne comme jamais sur ses obsessions mais qui sublime tout cela dans une musique habitée mais libre, qui résonne ici comme une échappatoire. Au sens non de la fuite, mais de la soupape. Comme s’il s’agissait de libérer une énergie, de moins se fier aux codes et aux signes mais de revenir à quelque chose de plus brut, tripal... Personnel aussi. Lorsqu’il est à l’alto, Braxton n’a plus de limites ; ce n’est pas seulement question de virtuosité ou même de légitimité, c’est majoritairement une histoire d’intimité. C’est tout le sujet de la composition « 394b », et ses insistantes progressions qui montent au gré des rythmiques créées par les entrechocs de clés. Braxton entérine certaines de ses idées les plus récentes dans un exercice solitaire qui se révèle cathartique. L’intensité est à son comble.

Le festival canadien de Victoriaville est depuis vingt ans un lieu privilégié par Braxton pour ses enregistrements importants. C’est ici qu’il a signé en 2007 les deux pierres angulaires de la GTM que sont son trio avec Taylor Ho Bynum et Mary Halvorson et la prestation majeure de son 12+1tet. C’est également là-bas qu’il a inauguré l’EEMH en 2011. C’est dire l’importance que revêt ce retour, qui se traduit avec la « 392a » par une entrée presque timide, où pour le moins empreinte d’une certaine émotion. Du lyrisme, si l’on se laisse porter par les notes pleines, profondes, pesées qui signent ce retour. Il ne s’agit pas de jouer au jeu des comparaisons, mais dans sa force tranquille ce solo s’inscrit dans une filiation directe avec le Willisau Solo Concert de 2003 sorti sur Intakt Records. Il y a chez Braxton une certitude qui apparaissait à cette époque et qui s’est affirmée. On est loin de la rage des années 70-80, mais rien ne s’est affadi. Solo (Victoriaville) 2017 est puissant et inouï. Il y a tant de langages encore à découvrir !