Chronique

Anthony Braxton & James Fei

Duets (Other Minds) 2021

Anthony Braxton (as), James Fei (ss)

Label / Distribution : Other Mind

C’est un nouvel événement auquel nous convie Anthony Braxton avec ce Duets (Other Minds) 2021. À double titre : d’abord parce que ce duo signe l’avènement d’un nouveau langage initié par le compositeur, Lorraine [1]. Ensuite parce que cette longue « Composition n°429 » est l’occasion de retrouver le saxophoniste James Fei, qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps avec Braxton sur disque : c’était sans doute il y a dix ans, aux prémices d’un autre langage, EEMH. Si l’on suit un peu les tribulations d’Anthony Braxton, on aura noté qu’au mois de juin, à Anvers, juste après le concert de Kobe van Cauwenberghe, le système Lorraine avait été présenté avec un quartet de saxophones où l’on retrouvait Fei aux côtés d’Ingrid Laubrock et Chris Jonas ; plus récemment, c’est à Oslo qu’on l’a entendu avec Susana Santos Silva ; on l’aura compris : Lorraine est centré sur le souffle. Sur le vent, et sur les interactions de timbres. On s’en aperçoit dans cette composition où Braxton est à l’alto et Fei au soprano : les deux saxophonistes semblent fusionner dans une sonorité renforcée par l’aléatoire du logiciel SuperCollider.

Car Lorraine n’est rien d’autre qu’une évolution des partitions colorées de Diamond Curtain Wall, cette façon d’envisager une improvisation encadrée qui a notamment été celle des trios qui réunissaient Braxton avec Mary Halvorson et Taylor Ho Bynum [2]. Le logiciel, qui crée des sons en temps réel en fonction de la direction prise par les musiciens, revêt ici une importance cruciale. C’était un bourdon qui venait élargir l’espace, c’est maintenant une pièce centrale : au début du dernier tiers de cette « Composition n°429 », on a presque le sentiment qu’il domine les soufflants, qui se réduisent à un jeu de clés. On jugera mieux à mesure des sorties qui ne manqueront pas d’arriver, utilisant Lorraine, mais il y a indubitablement chez Anthony Braxton une profonde réflexion sur le temps et ses paradoxes qui avait déjà construit EEMH (dont Fei est l’un des expérimentateurs), dont l’influence sur ce nouveau langage est manifeste. Le logiciel utilisant les sons précédemment émis par les musiciens, il bâtit virtuellement un miroir déformant. Voire tout un palais des glaces.

On sait que le duo, chez Braxton, est une manière de régénérer son langage. On l’a vu récemment avec Jacqueline Kerrod notamment. Mais ici, avec le fidèle James Fei, c’est directement un virage qu’il prend, presque aussi important que celui qu’il avait réalisé avec Marylin Crispell à Vancouver en 1989. Duets (Other Minds) 2021 est la stabilisation d’une nouvelle voie dans son travail d’improvisation qui va permettre d’intégrer de nouveaux musiciens, et de toujours aller de l’avant. La relation quasi fusionnelle qu’il entretient avec James Fei est ici à son zénith, et lorsqu’on se penche sur le jeu de chacun, malgré l’imbrication des timbres, on constate la vigueur des échanges, notamment lorsque l’alto va sonder les profondeurs, dans une ambiance caniculaire générée par SuperCollider. Le label de San Franciso Other Minds Records nous offre ici l’acte de naissance de Lorraine, un document indispensable à tous les amoureux de la musique de Braxton.

par Franpi Barriaux // Publié le 22 janvier 2023
P.-S. :

[1Inutile d’y chercher quelconque rapport avec la quiche ou la mirabelle.

[2C’était notamment le cas à Tours en 2014.