Portrait

Guy Thouin, la pulsation du Québec libre

Portrait du batteur vétéran, chaînon manquant du free jazz mondial et figure québécoise.


Guy Thouin & Aaron Leaney

Guy Thouin a 83 ans. Si le nom ne fait pas tout suite écho de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est qu’on peine en France à s’intéresser à ce qui se passe dans la Belle Province du Québec. Pendant tout ce temps cependant le batteur, qui fut aux côtés de Charlebois dans les années 60-70 et aux confluents du free jazz nord-américain depuis de nombreuses décennies, a nourri une carrière faite de collectifs durables et de rencontres éphémères. Il a monté un Ensemble Infini qui a commencé une tournée américaine au mois de mai dernier, en compagnie de musiciens solides de la scène québecoise dont Aaron Leaney, avec qui il publie un album studio qui permettra de le découvrir sans attendre. La légende est à ce prix.

Ancien opticien, Guy Thouin a la trajectoire des fortes têtes des années 60, engagés dans les luttes politiques de son époque. Le Québec Libre en est une, et c’est presque naturellement qu’il est à l’origine, avec le saxophoniste Jean Préfontaine, du Quatuor du Nouveau Jazz Libre du Québec (JLQ) qu’il faut réécouter de toute urgence. Le disque de 1969 qui porte le nom du groupe est trouvable sans grand effort sur internet : il nous plonge immédiatement dans une scène bouillonnante et largement marquée par le free jazz. Cet album unique du JLQ a une valeur rare, au-delà du témoignage, tant il concentre les énergies de l’époque. Sur la seconde partie de la Face B, dans l’intense mais spirituel « Il n’avait jamais fait beau si longtemps », Guy Thouin accompagne d’une ligne de cymbales une radio qui se cherche. Très vite, la trompette d’Yves Charbonneau vient rejoindre Préfontaine dans une démarche très proche de l’univers d’un Wadada Leo Smith. Guy Thouin, lui, a des racines plus coltraniennes, ce qui l’amène à voyager très tôt dans les années 70 en Inde, où il apprend les tablas.

Dans l’euphorie des années 60 finissantes qui se mélangent avec les seventies débutantes, le JLQ n’est pas le seul point de repère fort dans la carrière de Thouin. Avec la bande du quatuor, on le découvre derrière Robert Charlebois de retour de Californie dans son célèbre album avec Louise Forestier [1] ; c’est également avec le chanteur canadien que Guy Thouin participe à l’Osstidcho, un spectacle fondateur dans la conscience collective québécoise, mélange de sketches et de chansons qui illustre la révolution tranquille de la province francophone et les transformations d’une société qui a vécu les chamboulements de la fin des années 60 en même temps que l’Exposition Universelle de 1967. Une histoire faite d’improvisation qui marque encore les esprits [2]. C’est dans ce contexte trépidant que Guy Thouin s’engage dans L’Infonie, un orchestre à géométrie variable qui relayait l’époque à sa façon, sous l’influence toute libertaire du poète Walter Boudreau et du chanteur Raôul Dugay (avec un accent circonflexe de rigueur) ; en écoutant Volume 3, et son esprit de happening permanent, on songera à une sorte de fusion entre les Mothers Of Invention et Albert Marcoeur où les genres musicaux sont là pour être malmenés (« Viens danser le OK, là »).

Après de nombreuses années où le batteur s’éloigne de l’instrument pour se rapprocher de l’Inde et d’autres voyages plus intérieurs, Guy Thouin revient avec de nouveaux projets dès le début des années 90, non sans avoir ponctué les années 80 de nombreux projets (notamment dans la célèbre Auroville, en Inde). Très influencé par Milford Graves, dont il partage un drumming très proche de la pulsation du cœur, attentif aux extrasystoles de l’émotion, le Québecois fonde l’HeArt Ensemble, groupe informel et furieusement amical où il reçoit, comme Graves avant lui, dans son cellier transformé en studio bricolé. Il en résulte des rencontres époustouflantes, des discussions sur le free à travers le monde et même au Québec, ou des sessions impromptues qui ne tardent pas de faire de Thouin une référence pour toute une génération. Une chaîne Youtube existe, elle est foutraque et brillante, à l’image de son hôte.

Guy Thouin © Jean-Michel Thiriet

Il existe de nombreux témoignages de ces rencontres, mais l’un des plus intéressants reste quand même celui qui existe sur le BandCamp de l’HeArt. Enregistré en 2019, il réunit de nombreux musiciens québecois, de Raymon Torchinsky à Bryan Highbloom avec qui Thouin relança un orchestre des Nouvelles Musiques Libres du Québec en 2014. On entend dans ce disque effervescent une reprise de « Il n’avait jamais fait beau si longtemps », sa pièce du JLQ, mais aussi « Stalisme Dodécaphonique » où l’on est heureux d’entendre le trompettiste Craig Pedersen dans cette autre pièce ancienne du JLQ.

De ces rencontres From The Basement sont nées différentes initiatives et d’autres envies. La plus récente, c’est cet Ensemble Infini, toujours lié intimement à l’histoire de la musique libre québécoise, puisque monté à l’occasion d’un documentaire sur l’Infonie. C’est à Victoriaville que s’est produit en mai un tentet quasi-paritaire où l’on retrouve notamment la harpiste et électronicienne Marilou Lyonnais-Archambault, mais aussi le saxophoniste Aaron Leaney [3]. C’est sous l’impulsion de ce dernier, compagnon de longue date de Thouin, que le percussionniste participe à Lockdown, un album paru sur l’excellent label texan Astral Spirit. Très marqué par les expériences indiennes, le jeu de Guy Thouin, sur un set de batterie très ouvert, souligne le son puissant et très profond de Leaney.

Il y a dans la relation entre ces musiciens quelque chose de très émouvant : si « To Come » offre une discussion frontale, sur la crête des cymbales avec un saxophone qui puise dans les profondeurs pour sonder l’âme, dans la plus pure tradition des duos ténor/batterie du free, « Every Child » est au contraire plus spirituel, les différents sons du monde se mélangeant à la discussion ; Leaney joue de la mbira (kalimba), des cloches indiennes, de la flûte peul… Ce langage universel se mêle à une pulsation également sans frontières, jusqu’au magnifique « Curfew », sans conteste le sommet de cet album par sa subtilité, le saxophone explorant de nombreuses dimensions pour y entraîner une batterie sans cesse en éveil et attentive à la moindre explosion. Si l’on ne regarde jamais assez ce qui se passe au nord de New-York et en face de Bordeaux, Guy Thouin semble être l’un des meilleurs guides dans la vivace scène de Montréal. Un personnage attachant et talentueux qu’il convient d’écouter sans tarder.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 septembre 2023
P.-S. :

En bonus : l’hommage de Guy Thouin à Peter Brötzmann (avec Félix-Antoine Hamel au saxophone)

[1On vous invite à réécouter « Californie » et « Lindbergh », NDLR.

[2Un documentaire, L’Osstidquoi ? L’Osstidcho ! est passé en mai sur Téléquébec, NDLR.

[3On peut découvrir également le saxophoniste dans le trio Paragate avec Michel Lambert, NDLR.