Portrait

Avreeayl Ra, Âme de Chicago

Avreeayl Ra, batteur de Chicago, membre de l’AACM, est un trésor trop méconnu en Europe.


Avreeayl Ra © CLIP Image & Son

Trop méconnu en France, le batteur de Chicago Avreeayl Ra n’a rien d’un jeune premier, ce qui n’empêche pas la fraîcheur de la découverte. Symbole de la vigueur de la scène de Chicago où il est implanté depuis toujours, Ra donne pourtant des nouvelles régulières qu’il convient de ne pas laisser passer sous les radars. Compagnon de longue date de l’AACM, habitué au travail avec Dave Rempis pour le label Aerophonic, comme nous l’avions déjà noté ici, Ra a collaboré avec Amiri Baraka, Henry Grimes ou Fontella Bass, mais plus récemment avec Nicole Mitchell dans Afrika Rising, un des premiers albums du Black Earth Ensemble au début du siècle.

Bennu, le nouvel album du très productif label Aerophonic, propose un duo inédit entre le quadragénaire Dave Rempis et son ténor nerveux et la batterie très sensible d’Avreeayl Ra. Ce n’est pas la première fois que le Chicagoan, né en 1947, croise la route de son fougueux benjamin : en 2014, on l’a entendu avec le contrebassiste Joshua Abrams sur de nombreuses scènes de chaque côté de l’Atlantique, et Ra a récemment doublé la batterie de Peter Orins avec Les Sangliers, un des orchestres d’Across The Bridges. Mais avec Bennu, Rempis et Ra se retrouvent seuls, dans la plus pure tradition des duos saxophone/batterie qui ont émaillé l’histoire du jazz et de la creative music. On pense bien entendu à Rashied Ali et John Coltrane lorsque débute « Persea », avec ce souffle faussement nonchalant de Rempis que vient souligner le batteur, comme un son augmenté d’abord par un frémissement de cymbales puis par un déluge sans ostentation. Mais il ne faut pas longtemps pour placer cette relation duale sous d’autres références, plus sûrement celle qui unit Anthony Braxton et Max Roach dans Birth and Rebirth, sans doute parce que se joue ici une histoire générationnelle et de filiation. Le saxophone se gonfle, sans se perdre en cataractes, comme pour mieux mettre en valeur le jeu très percussionniste et coloriste d’Avreeayl Ra. Dans ce morceau et ceux qui suivent, notamment le très beau « Fire and Ash » qui offre au batteur l’occasion de montrer une approche du rythme qui tient du geste du sculpteur, précis et méticuleux, on constate que Ra joue souvent à plat main sur les toms, les cymbales servant surtout à délimiter l’espace. Ce disque est une petite merveille, parmi de nombreuses qui émaillent la carrière de Ra.

Autre collaboration au long cours du batteur, celle qui le lie au saxophoniste Nick Mazarella et au contrebassiste Ingebrigt Håker Flaten. Avec ce dernier, Avreeayl Ra a d’ailleurs enregistré Milleniums, toujours en compagnie de Rempis, dans la collection de concerts à emporter qu’Aerophonic avait relancée pendant l’un des lockdowns-Covid de l’année 2020. Avec Mazarella, Ra a enregistré l’an dernier What You Seek is Seeking You en trio sur le label Astral Spirit. Le jeu de Mazarella diffère de celui de Rempis en ceci qu’il est plus écorché, plus fragile aussi, mais il sait s’appuyer sur ce maître rythmicien. Sur « Recollection », morceau central de l’album, Mazarella flotte sur une trame très dense construite entre la batterie et Flaten. La caresse des cymbales vient nourrir un pizzicato ardent et, progressivement, toutes les traces s’effacent pour laisser Avreeayl chercher seul la sortie d’un dédale dont il se joue avec simplicité et autorité. Ce batteur, qui joua avec le Sun Ra Arkestra au milieu des années 80, est de ces musiciens qui fuient le clinquant et l’esbroufe ; le jeu est à l’os, sans une frappe de trop, ce qui en fait un parfait compagnon pour Flaten.

Un autre bassiste compte beaucoup dans la carrière récente d’Avreeayl Ra : Harrison Bankhead est lui aussi une légende de Chicago. Ra a enregistré avec lui en sextet comme en quartet, mais c’est certainement Morning Sun/Harvest Moon, paru en 2011 qui est le jalon le plus marquant de leur collaboration. Les six musiciens proposent dans ce morceau une musique très ouverte, joyeuse et raffinée, où le batteur en revient à la pulsation, à l’image de « Chicago Señorita » où son pas de deux avec le percussionniste Ernie Adams construit une musique référentielle et pleine de poésie, une rythmique afro-cubaine emmenée ailleurs par les cordes de l’orchestre, Bankhead bien évidemment, formidable de précision, mais aussi le violoniste James Sanders qui est un électron libre capable de déjouer tous les sentiers battus ; Sanders et Ra, avec Bankhead d’ailleurs, ont enregistré un Live at The Velvet Lounge qui sonne comme une réduction du sextet, le cœur vibrant d’un orchestre qui se nourrit de toute la musique de Chicago.

« Over Under Inside Out », sur Morning Sun/Harvest Moon, est une sorte de multiplication des ressources du sextet, avec les échanges entre les saxophonistes Ed Wilkerson et Mars Williams. On a pu longtemps penser qu’Avreeayl Ra était l’accompagnateur idéal. Il est bien plus que cela. Une âme incontournable de la musique de Chicago. En 2015, à Brest, dans le cadre de l’Atlantique Jazz Festival, on l’avait vu lors d’une masterclass aux côtés de deux autres légendes de la batterie, Famoudou Don Moye et Hamid Drake. Avreeayl Ra est de cette trempe ; passer à côté serait vraiment triste.