Tribune

Boogie Stop Shuffle : course-poursuite avec Mingus

Escapade à tout berzingue avec Mingus et ses compères


Paru en 1959 sur le disque Ah Hum, « Boogie Stop Shuffle » est de ces morceaux emblématiques qui font le style de Charles Mingus. Ramassé sur cinq petites minutes, il concentre une énergie indéniable qui permet de déplacer n’importe quelle montagne tout en s’appuyant sur un sens de l’orchestration et des arrangements qui en font toute la saveur et l’efficacité. Mains sur le volant et pied au plancher, partons à sa poursuite.

Arrivant juste après le délicat “Goodbye Pork Pie Hat”, le morceau est joué par un septet composé de musiciens proches de la sphère du bassiste. John Handy, Booker Ervin, Shafi Hadi sont aux saxophones, Willie Denis au trombone, Horace Parlan est assis au piano et Dannie Richmond, bien évidemment, à la batterie. Cumulant, dès son titre même, deux figures musicales qui font la gloire du Rhythm and Blues puis du Rock’n’Roll naissant, le boogie et le shuffle, la composition s’appuie sur des rythmiques de danse qui impliquent un investissement immédiat et une vigueur certaine.

De fait, dès l’entame de ce morceau qui se passe d’une inutile introduction, l’oreille est accrochée, attrapée par un riff sec voire quelque peu méchant (0 :00). Joué par l’orchestre en son entier, sur un tempo rapide, il bénéficie d’une direction non seulement rectiligne mais également d’un appui sur les temps et contretemps qui le rendent tout de suite efficace. Le chanté de la succession de notes participe, de surcroît, à son immédiateté. De la répétition des premières à la descente qui ferme le riff, on suit la gamme, pourrait-on dire : on sait où on va et on y va tout droit.

A tel point d’ailleurs qu’une fois posé ce premier bloc, il est inutile de le répéter deux fois, le cœur de la course est déjà là. La dynamique étant lancée, l’orchestre peut s’éclater et diversifier ses fonctions (0 :12). La basse/batterie/piano conservent la rythmique avec la même cadence et la même ardeur tandis que la section de soufflants se retire pour armer des canons qui lancent des boulets rouges aux impacts savamment choisis. Deux coups à chaque fois puis c’est une nouvelle descente un peu goguenarde et faussement décontractée. S’ensuit alors une forme d’accélération (0:33) ; pas tant en terme d’une vitesse qui ne varie pas mais parce que le groupe entre dans une zone de lacets qui oblige à une conduite serrée. Virages où les pneus crissent, dérapages et impacts collatéraux, les sept musiciens s’engagent dans la partie comme un seul homme, avec l’état d’esprit de ceux qui se savent plus fort dans le collectif.

Ainsi, de cette puissance compacte s’extrait un premier solo (0 :55). L’alto de John Handy ajoute, dès sa prise de parole, un youyou enfiévré de notes rapides qui ajoutent une couche supplémentaire à l’euphorie générale, la projetant plus encore vers l’avant. Puis une improvisation churchy, à la fois mélodique et volontaire, consolidée par un groupe qui ne lâche rien dans sa progression. Voilà, du reste, la section des soufflants qui le rejoint par des soutiens en tutti (1:19). Ils se placent derrière lui comme pour l’encourager et et l’inviter à poursuivre sa virée folle.

Le chorus terminé, on ne s’embarrasse pas d’une transition. Au contraire, la dynamique reste la même (1 :43). Le piano se fait insistant pendant que les cuivres rappellent le riff de départ. Le clavier part sur des trilles dans les aigus et finit par monopoliser la parole. À son tour de partir sur un solo, soutenu cette fois seulement par la basse et la batterie. Changement rapide de paysage, changement discret de couleur, moins de son, plus d’espace. Tout se resserre.

L’idée, toutefois, pour éviter une approche symétrique trop mécanique, n’est pas d’accorder la même durée d’intervention à un instrument soliste. Alors le piano s’exprime avec inventivité mais passe rapidement la main au ténor (2 :27). Plus nonchalant, plus massif que l’alto, il déroule un son lourd qui contraste avec la volubilité légère de son partenaire et apporte une densité nouvelle à la formation. Retour du riff ensuite (3:06) qui semble s’accélérer (mais peut-être est-on là devant une illusion auditive, comme on parle d’illusion d’optique).

Comme si les choses n’allaient pas assez vite, la batterie entre en jeu (3:31). Le morceau entier semble être la justification de son intervention. Sans faiblir à aucun moment, grosse caisse, toms, caisse claire sont sollicités avant de repartir une nouvelle fois dans le collectif. Cela ne s’arrêtera donc jamais ! Chaque reprise est un nouvelle décharge d’énergie (3 :55) qui conserve le même objectif jusque dans les toutes dernières secondes en proposant une sortie à l’inverse de son départ : d’abord les coups de canons suivi du riff méchant puis des virages serrés. Le morceau se conclut par un fracas dissonant (4:35) et se termine aux baguettes (4:45). Deux coups de cymbales pour finir et point final.

« Boogie Stop Shuffle » est assez simple dans sa structure et dans le thème utilisé ; mais joué avec une vitalité mordante et surtout une organisation maline, variée, surprenante, le morceau devient un moyen de locomotion musical redoutable. L’art de Mingus dans son rôle d’arrangeur et de meneur de troupe frappe fort une nouvelle fois.