Portrait

Mingus, au nom du Verbe

Bibliographie commentée de quelques ouvrages consacrés à Charles Mingus.


Illustration : Pieter Fannes

Se replonger dans une partie de la bibliographie en français - mais aussi en anglais, un peu ! - consacrée à Mingus, c’est finalement explorer des pans de l’identité et de l’œuvre, intimement liées, de l’un des plus grands créateurs de cette musique que lui-même se refusait à nommer « jazz »…

Charles Mingus : Moins qu’un chien
1971 pour l’édition originale, 1973 pour la première édition française, publié par les Éditions Parenthèses (collection Epistrophy) depuis 1982 - plusieurs rééditions depuis…

LA bio. « Beneath the underdog. His world composed by Charles Mingus » dans son titre original. Traduite de façon magistrale par Jacques B. Hess, lui-même contrebassiste d’excellence - le seul Européen recruté à la basse dans l’orchestre de Duke Ellington ! -, musicologue et nanti d’un féroce sens de l’humour [1].
Drôle de bouquin, écrit à la troisième personne du singulier : « Mon petit copain »… n’est-ce pas finalement une illustration de cet art de la dissimulation dont doivent faire preuve les Afro-américains dès lors qu’ils ont un peu de succès public dans la société nord-américaine ? Une sorte de schizophrénie, survie oblige, pour ceux qui demeurent des descendants d’esclaves dans un pays structurellement raciste. Peut-être est-ce à l’aune de cette forme de dissociation que l’on doit comprendre les passages où Mingus se révèle sous le jour d’une hypersexualité, comme un pimp caricatural, dans des scènes d’une violence pornographique sans fard. Ce personnage du maquereau black est justement l’un des stéréotypes de la culture afro-américaine, comme s’il s’agissait d’effrayer les blancs par une mise en scène de la supposée puissance virile du mâle noir, alors même que le mythe du viol de femmes blanches par ce dernier a dégénéré dans bien des lynchages…
Certes, un certain nombre de musiciens de jazz ont été d’ignobles souteneurs (Jelly Roll Morton, Ben Webster…). Cependant, Mingus était-il de cet acabit ? Pas du tout, si l’on en croit Sue Mingus, sa dernière épouse pour qui cet ouvrage ne rend pas justice au « vrai Mingus ».
On retient pourtant souvent de cette autobiographie hallucinante et hallucinée la violence du racisme que subit le musicien : pas de violoncelle classique pour un jeune noir, mais une contrebasse à slapper ; pas de télévision pour le contrebassiste noir du trio de Red Norvo que ce dernier remplaça, pour l’occasion, par Red Mitchell ; pas de place dans l’orchestre de Duke Ellington même si l’on entend dire que les noirs ne peuvent pas lire la musique par Juan Tizol, le tromboniste compositeur de « Caravan », pourtant lui-même d’origine portoricaine… mais une sorte de pudeur de la « jazzosphère » pose comme un tabou sur les rapports entre jazz et sexualité. Entre une violence sexiste qu’il avoue avoir exercée et une violence raciste qu’il avoue avoir subie, on comprend que le génial contrebassiste ait eu recours à la psychanalyse. Fantasmes encore, qu’ils soient positifs ou négatifs… qui n’excusent en rien une immonde posture machiste.
Il semble que la valorisation de cette dernière relève d’ailleurs d’une stratégie de l’éditeur américain, Nel King (le seul blanc qui était capable d’assurer la mise en forme définitive de l’ouvrage, précise Mingus en acrostiche), qui voulait concurrencer le succès public du roman « Pimp », d’Iceberg Slim (il essaya d’apparaître comme co-auteur). La culture afro-américaine est alors marquée par le déploiement de la blaxploitation, un ensemble de productions sur fond musical de funk et de soul torrides, vaguement psychédéliques, où les personnages se voient affublés d’attributs sexuels exacerbés. Ainsi du nom même du détective noir joué par Richard Roundtree dans le film de Gordon Parks « Shaft » (1971) : tournevis au sens premier ou braquemart au sens argotique. Ainsi également du film « Sweet Sweetback’s Badass Song », de Melvin Van Peebles (1971 également), dont le héros grandit dans un bordel, est d’une vigueur sexuelle sans pareille, mais ne cesse de défier le pouvoir blanc.

Mingus, lui, avait à l’origine préparé un manuscrit de 1500 pages avec beaucoup plus de considérations musicales : il avait accumulé des notes pendant près de vingt ans et avait sollicité le journaliste afro-américain Louis Lomax (rien à voir avec la famille de musicologues : ce Lomax-là, militant pour les droits civiques, fut l’un des premiers à proposer des images de Malcolm X à la télévision américaine) pour mettre de l’ordre dans ces dernières. Le livre devait s’appeler « Mémoires d’un nègre à moitié recouvert de merde jaune » (le musicien ayant toujours été complexé par sa couleur de peau qui, pensait-il, tirait sur le jaune, son père lui ayant essayé de lui inculquer avec force coups de ceinture l’idée qu’il n’était pas vraiment un noir). Flairant quelque arnaque, Mingus et ses éditeurs atermoient jusqu’à ce que le contrebassiste se retire à Majorque, sous le prétexte d’écrire une symphonie, ce qui laissa le champ libre à une édition « business ». D’ailleurs, les passages sexuellement crus sont souvent contrebalancés par des digressions sur les comportements « putassiers » dans le show-biz [2]. Entre la mythomanie d’un musicien qui construit sa propre légende et les réalités marchandes du monde du jazz, fût-il écrit, « Moins qu’un chien » est en tout cas un ouvrage indispensable pour qui voudrait saisir quelque pan de la geste mingussienne. Et si, après tout, la « boutique des souvenirs de Tijuana » était un rêve érotique ?


Christian Béthune : Charles Mingus}}}
Editions Parenthèses/Editions du Limon (collection Mood Indigo, 1988)

Quand un philosophe s’attelle à une biographie de Mingus… l’un des premiers ouvrages de l’auteur après sa thèse. Une commande ? Certainement. Avec néanmoins une grille de lecture inspirée de la philosophie de l’esthétique, notamment sur le rapport au temps du contrebassiste. Béthune ne peut s’empêcher de glisser Adorno dans son essai alors même que ce dernier n’avait que mépris pour le jazz - le plus emblématique des philosophes de l’Ecole de Francfort pourfendant les « industries culturelles », vectrices d’aliénation et de totalitarisme… L’auteur approfondira ce dialogue avec son prédécesseur dans un livre postérieur [3].

Ici, il a compilé diverses sources (liner notes, extraits de « Moins qu’un chien », entretiens parus dans divers magazines) pour faire rentrer le processus créatif dans des cases issues de son champ disciplinaire. Pourquoi pas. On saluera le chapitre consacré à la pratique musicale proprement dite de Mingus, qu’il s’agisse évidemment de son jeu de contrebasse, mais également de son jeu de piano. La discographie, elle, semble irréprochable, du moins avec les données dont on pouvait disposer il y a plus de trente ans. L’auteur a si profondément écouté les disques qu’il a par exemple repéré un hommage au saxophoniste des « Rhythm » de Fats Waller, Gene Cedric, pendant le solo de Roland Kirk sur « Eat That Chicken » !


Charles Mingus : More than a fake book}}}
Hal Leonard, Jazz Workshop, 1991 (en anglais)

Le titre pourrait prêter à confusion : un « fake book », dans le monde du jazz, ce n’est pas un ouvrage qui sonne faux. C’est plutôt un aide-mémoire, comprenant des partitions basiques sur lesquelles figurent au moins la mélodie principale (le thème) et la grille d’accords, un peu comme un de ces « real-books » qui, eux-mêmes, peuvent comporter des erreurs et approximations. Des « trucs » qui donneraient l’illusion que l’on peut jouer comme le compositeur des titres présents. Joue-la comme Mingus ? On voudrait bien y croire !

Ce recueil de partitions de titres emblématiques est agrémenté de commentaires contextualisant les compositions, tant dans leur dimension discographique que dans leur dimension historique (les hommages de Mingus à Duke Ellington, Lester Young, Thelonious Monk, Dizzy Gillespie…) et politique (les fameuses « Fables of Faubus » notamment). Particulièrement émouvantes sont ces reproductions de partitions écrites de la main même du contrebassiste : certaines indications pour l’accompagnement peuvent même instiller le doute, proposant de jouer un passage « slow » ou « fast » pendant la plage dévolue aux solos sur le superbe « Reincarnation of a Lovebird » - un hommage à Charlie Parker, avec un solo de cor français des plus fondants.

Ce qui impressionne, c’est la capacité de Mingus à écrire des partitions orchestrales, comme si, à l’instar de son modèle Duke Ellington, il cherchait d’abord à jouer de son orchestre. Pourtant on sait que le contrebassiste répugnait à donner des indications écrites à ses musiciens, se revendiquant comme un « compositeur spontané » et attendant de ces derniers qu’ils adhèrent à sa déontologie créatrice. En ce sens, cet ouvrage a vraiment quelque chose de « fake », d’autant plus que l’on n’y apprend rien, ou pas grand-chose, sur les « formes étendues » (des sortes de suites dans lesquelles le démiurge afro-américain proposait à ses orchestres d’explorer divers pans de l’histoire du jazz) ni sur la « perception rotative » (un jeu sur les changements de tempo censé démultiplier la verve improvisatrice des musiciens).


Didier Levallet, Denis-Constant Martin : L’Amérique de Mingus}}}
P.O.L Editions, Paris, 1991 (collection Birdland)

Jazz et anthropologie peuvent faire bon ménage, comme l’ont montré notamment les travaux du regretté Patrick Williams, décédé en janvier 2021. Entre la plus globalisante des sciences humaines, que d’aucuns pourraient qualifier de « molle », et la « force sociale du bien » (Sonny Rollins) qu’est le jazz, il y a tout un champ de possibles à même de donner à saisir quelques ressorts de l’acte créatif. Ici, le contrebassiste chef d’orchestre et musicologue Didier Levallet et l’anthropologue Denis-Constant Martin ont conjugué leurs talents respectifs pour livrer une analyse contextualisée des « Fables of Faubus », ce thème-manifeste du répertoire de Mingus, dans ses multiples déclinaisons.
Rappelons que la maison de disques Columbia refusa d’éditer une version avec des paroles sur l’album Mingus Ah Um en 1959 et que la version avec les paroles ne put être publiée qu’un an après sur le label indépendant Candid, que le contrebassiste venait de fonder avec Max Roach, sur le disque Charles Mingus presents Charles Mingus, avec un léger changement de titre cependant pour éviter des poursuites de la major company (« Original Faubus Fables »). Cette sorte de dialogue peu ou prou rappé (aujourd’hui on dirait « slammé ») avec le batteur Dannie Richmond, qui aurait émergé comme un concours de vannes sur la scène du Café Bohemia en 1957, prend pour cible symbolique le gouverneur de l’Arkansas, qui refusait alors l’inscription de quinze enfants noirs dans les écoles de Little Rock, la capitale de cet Etat du Sud profond, en dépit des injonctions de la Cour Suprême.
Les auteurs, par la rigueur de leur analyse et leur immense connaissance du jazz, réussissent le tour de force d’intégrer cette dimension politique dans une perspective musicologique, et inversement, montrant que ce thème intègre des pans entiers de l’histoire des luttes afro-américaines pour la dignité. Les « Fables », dans leurs multiples livraisons, suivent le développement du mouvement pour les droits civiques, entre 1954 et 1964, sans pour autant en être l’exacte traduction - et c’est tout le mérite des auteurs d’en rappeler le caractère intrinsèque d’œuvre d’art. Mingus lui-même déclarait mettre toute sa colère envers le racisme états-unien dans son solo de contrebasse mais ne se privait pas de rejeter toute interprétation politique de sa musique quand l’envie l’en prenait. Quant à la structure même du morceau, elle n’a rien de celle d’un énième standard de jazz, oscillant entre couleurs bluesy, tentations classiques européennes et mode hispanisant, offrant des perspectives d’expression sans pareille aux solistes - Eric Dolphy notamment.


Louis Joos : Mingus}}}
Editions Pyramides, Editions Aplanis, Bruxelles, 1999

Et si Mingus était aussi une image ? Ou plutôt une icône du jazz ? C’est ce que donne à penser l’ouvrage de l’illustrateur belge, immense jazzfan devant l’éternel. Joos s’amuse ici en tout cas à déstabiliser notre regard en proposant la silhouette massive d’un pianiste sur la couverture - manière d’amener le lecteur néophyte en mingusserie à se plonger dans l’œuvre du démiurge et découvrir qu’il était aussi un excellent pianiste ?

On apprécie le trait, les pleins et les vides, le mélange crayon/encre/fusain, qui confère aux réalisations une sensation de mouvement. Le noir et blanc, somptueux, prend des atours oniriques, voire expressionnistes, qui, quelque part, ont quelque chose de la psyché mingussienne - ce livre emprunte beaucoup à « Moins qu’un chien » tout en s’en démarquant (notamment eu égard aux scènes les plus crues). Le texte, constitué de citations - Mingus lui-même, des compagnons de route - et parfois de commentaires de l’auteur, a quelque chose d’évanescent, tant dans sa mise en page protéiforme que dans le fait que les sources ne sont pas mentionnées - pourquoi pas, dans une optique poétique. Ce n’est pas qu’une légende au sens où il ancrerait le sens des images : c’est un écho à la légende du héros.

Cet ouvrage nous donne la sensation d’être partie prenante de cette dernière, par-delà la « vraie vie » du musicien et de ses compagnons de route. Peut-être un effet de ces traits encrés qui confèrent à certains dessins des aspects orientaux, presque zen. Ou bien un effet des cadrages, qui nous invitent à nous plonger dans les images. L’auteur consacre deux superbes plans rapprochés (Mingus/Roach ; un bout de contrebasse avec une main droite pinçant les cordes/Ellington) à la session d’enregistrement pour « Money Jungle » (1962). Le contrebassiste quitta la session furibard : selon les versions de l’histoire, c’était soit parce que Roach en faisait trop, soit parce que ses propres compositions ne furent pas prises en compte, à moins que cela ne fût parce que les indications du pianiste-compositeur n’étaient pas suffisamment rigoureuses (du genre « dans la rue rampent des serpents prêts à mordre ; ce sont des gens qui exploitent les artistes… pensez à cela en jouant la musique »). Le résultat ? Un sommet de l’interplay qui n’a pas connu de traduction live hélas…