Scènes

Brad Mehldau : nouveau trio, nouvelle perspective

Brad Mehldau emmène son nouveau trio pour la première fois en Belgique, au de Warande à Turnhout. Son concert est suivi d’un after informel du VVG Trio.


Brad Mehldau est, de plus en plus, un musicien affirmé, individuel et mature. Il a prouvé que sa démarche artistique visait le long terme et évoluait indépendemment des clichés qui ont facilité sa médiatisation (romantique, torturé, belle gueule…) et que le jazz-rock de Largo n’aura été qu’une parenthèse quasi insignifiante plutôt qu’une déviation commerciale permanente. Sur scène, il est clair que Mehldau cherche à gagner en profondeur, à éliminer les facilités mélodiques ou techniques pour donner une musique riche et beaucoup moins facile qu’on pourrait le croire. Même sur le plan visuel, il est beaucoup plus sobre qu’avant, et cette relation physique avec le piano se traduit dans la musique. Cette nouvelle direction avait été relancée par l’arrivée du batteur Jeff Ballard à la place de Jorge Rossy et l’excellent album Day Is Done.

© Jos L. Knaepen

Le concert commence avec Granada de Chris Cheek. Ballard y joue un groove dispersé sur l’ensemble de la batterie et prouve rapidement qu’il est loin d’être un cogneur : son jeu est aussi subtil et ouvert que celui de Rossy, malgré sa personnalité très différente. Alors que celui de son prédécesseur avait tendance à se sublimer dans l’éther, le swing de Ballard est souvent tendu, en avant du temps. Le morceau devient une exploration rythmique étonnante de patience.

Cette patience resurgit lors d’une interprétation lente et « soulful » du « The Very Thought of You » de Ray Noble, où le rythme lorgne souvent vers un « shuffle » ou un 12/8. La patience est justement un des éléments majeurs de l’évolution de Mehldau : il ne court plus après un l’apogée mélodique ou la démonstration ostentatoire de l’indépendence de sa main gauche. Une nouvelle composition, pour le moment sans titre, suggère peut-être la veine qu’il va continuer à explorer : une construction fragmentaire, un rythme qui ne se permet jamais d’atteindre sa vitesse de croisière. Tout est doute et exploration, comme lorsque sur « You Do Something To Me » de Cole Porter - chacun semble jouer à moitié dans son propre tempo.

L’amour de Mehldau pour les chansons ne diminue pourtant pas. « O Que Sera » de Chico Buarque (ou, en France, « Tu verras » de Nougaro) est interprété avec économie et une légèreté exquise. Les reprises de Radiohead, quasi inévitables chez Mehldau, permettent de retracer une partie de son évolution. Avec « Exit Music (For a Film) », la beauté lyrique était privilégiée et « Paranoid Android » devenait une chorale énorme, voire boursouflée. « Knives Out » favorise l’ambiguïté de l’exploration harmonico-texturale (avec, en plus, dans la version studio, une partie de batterie phénoménale). Ballard accentue cette ambiguïté en jouant du tambourin au pied, ce qui a pour effet de rendre la pulsation un peu floue, insaisissable.

Paradoxalement, Mehldau est à son plus intime, son plus personnel lorsqu’il est entouré : seul, il se barricade derrière des constructions grandioses, certes fascinantes, mais qui mettent aussi de la distance entre lui et l’auditeur. L’introduction au piano seul de « Countdown » de John Coltrane, le premier de deux rappels, est le seul moment où le pianiste s’autorise à faire étalage de sa technique, se rapprochant ainsi de son style de jeu en solo. Cela dit, ce pouvait aussi être une manière oblique de rendre hommage à un morceau qui, dans les versions studio de Coltrane enregistrées en 1959, était essentiellement un torrentiel duo ténor-batterie avec un déluge de notes dans la veine de « Giant Steps ».

Difficile, ensuite de vraiment se concentrer sur l’après-concert informel donné par le VVG Trio dans le café du de Warande. Le premier album de ce groupe, Trio Music, avait été une très bonne surprise. En avril ils sortiront un ambitieux double album : un premier CD en trio enregistré en studio, un second capté en concert, avec le flûtiste Magic Malik et le pianiste Jozef Dumoulin en invités. Le morceau-titre de l’album, In Orbit, fait forte impression : le bassiste Gulli Gudmunsson auto-sample en temps réel une ligne de basse pizzicato qu’il met en boucle, puis passe à l’archet pour produire une délicate nappe de distortion grâce à ses pédales de guitare. Teun Verbruggen fournit un rythme régulier et aéré, tandis que l’altiste Bruno Vansina ajoute une bonne dose de soul avec des phrases qui pourraient venir d’un spirituel Coltranien.