Scènes

C-Mine Jazz Festival

Trio Fly, Monty Alexander, Mulatu Astakté, Lizz Wright étaient en tête d’affiche du C-Mine Jazz Festival à Genk (Belgique). Mais on y a aussi découvert quelques jeunes groupes intéressants.


Trio Fly, Monty Alexander, Mulatu Astakté, Lizz Wright étaient en tête d’affiche du C-Mine Jazz Festival à Genk (Belgique). Mais on y a aussi découvert quelques jeunes groupes intéressants.

Le C-Mine Jazz Festival (naguère connu sous le nom de Motives Festival) trouve sa place depuis deux ans sur les vestiges d’un immense site minier de Genk. Cet ancien charbonnage, qui a fait la fierté de toute une région au siècle dernier, a été totalement repensé et spectaculairement réaménagé pour offrir au public un superbe espace dédié à l’art, à l’éducation et au spectacle. Deux grands ascenseurs, restés fièrement dressés au milieu de la cour indiquent le chemin des différentes salles qui accueillent, cette année encore, une belle sélection de jazzmen.

Contrairement aux éditions précédentes, le festival a opté pour la formule des concerts en simultané (comme à Liège ou au North Sea Jazz), ce qui lui permet de drainer plus de monde sur une période plus courte. Cela lui permet aussi de mélanger encore plus les genres, ce qui était déjà sa volonté avant son déménagement. Alors ici, on fait fusionner jazz contemporain et folk, l’expérimental et rock indé. Mais il est évident que dans une telle configuration, il est impossible de tout voir : on a donc dû faire des choix.

Arrivé trop tard, pour cause d’embouteillages monstres sur la route, je ne pourrai pas voir le concert - pourtant intéressant sur papier - de Bruno Vansina avec le vibraphoniste Steve Nelson, ni Miroslav Vitous en solo.

Lizz Wright © Jos L. Knaepen

Direction la Frontier Room, pour le trio de Frank Vaganée qui présentait, dans le cadre de l’Eujazz Award Competition, son spectacle multimédia Cyclop Max. Cyclop Max, ce sont Philip Paquet et Gilliom Werner Claessens, deux dessinateurs de BD qui utilisent Tagtool pour projeter leurs œuvres au rythme de la musique. Si le trait est de grande qualité et l’animation très maîtrisée, il faut admettre que cela perturbe le concert plus que de lui apporter quoi que ce soit. On ne peut se concentrer à la fois sur ce qui se passe à l’écran et sur la musique. J’ai choisi la deuxième solution car le trio est monstrueux de swing et d’énergie. Vaganée et ses acolytes Jos Machtel (cb) et Toni Vitacolonna (dm) se connaissent bien puisqu’ils font tous partie du Brussels Jazz Orchestra. Et on peut dire qu’ils « envoient » ! Avec une connaissance profonde du hard bop couplée à une énergie très actuelle, le trio revisite les éternels standards de Duke Ellington, Charlie Parker ou Dizzy Gillespie. Frappe ferme, ronde et précise pour le batteur, relance constante et groove tenace pour le contrebassiste, Frank Vaganée peut se laisser aller à d’acrobatiques improvisations. Ils allient le sens du rythme et de la surprise à celui de la tradition. Les échanges fusent et les musiciens prouvent qu’ils n’ont pas besoin d’artifices pour faire passer les émotions.

Dans la salle principale, le Grand Hall, le public - nombreux - est suspendu aux lèvres de la belle Lizz Wright. Robe rouge et pieds nus, la diva du blues folk déroule ses ballades et ses chansons mélancoliques avec charisme et élégance. Accompagnée par ses guitaristes Robin Macatangay et Nicholas D’Amato, elle fait affleurer ses influences gospel et churchy. La voix, sensuelle, a un grain qui rappelle par instants Cassandra Wilson ou Tracy Chapman. L’accompagnement subtil, qui met surtout en valeur la voix et les textes, est sans faille. La machine est bien rodée. « God Specializes » créée le frisson et « In From The Storm » termine en force un concert charmant sans pour autant être excitant.

Matthew Halsall © Jos L. Knaepen

Bien plus intéressante est la découverte du jeune trompettiste anglais Matthew Halsall. Son approche est assez originale - il accueille, par exemple, la harpiste Rachael Galdwin – et sa musique plutôt personnelle. Sur des tempos souvent ralentis et envoûtants, le sextette installe un groove retenu et souterrain. Ce jazz modal s’inspire très clairement des travaux de John Coltrane ou de Miles Davis, mais on décèle également chez Halsall une pincée de Jon Hassel, pour la respiration, ou d’Enrico Rava et Thomas Stanko pour la luminosité du phrasé. Il flirte également avec des rythmes indiens obsédants sur lesquels le pianiste Taz Modi construit des mélodies parfois très élaborées. Puis Nat Birchall (ts), vieux briscard de la scène anglaise, prend les commandes, et provoque des moments collectifs plus débridés. Loin d’être un simple gimmick, la harpiste s’intègre au groupe et son instrument sonne parfois comme une kora. Dans ce mélanges d’influences, l’unité est perceptible et le trompettiste sait mettre en valeur les musiciens qui l’accompagnent. La force du groupe vient indubitablement de cette alchimie. L’univers de Halsall gagnerait sans doute à se développer davantage, mais l’évolution sera certainement intéressante à suivre.

Monty Alexander Trio © Jos L. Knaepen

Dans un tout autre registre, Monty Alexander met le feu au Grand Hall. Resserré au centre de la grande scène, son trio joue pratiquement acoustique, avec force et énergie. Le jeu du pianiste est brillant - voire flamboyant - percussif et vif, à la manière d’Erroll Garner ou d’Ahmad Jamal. La main gauche, volontiers obsédante, accentue longuement des ostinatos puissants. Le plaisir se lit sur le visage d’Hassan Shakur (dm) et Obed Calvaire (cb). L’obsession d’Alexander est visiblement de traquer l’ennui, de ne pas lui laisser une seule chance de s’installer. Il relance sans cesse la machine, injecte des airs de reggae, de funk ou de calypso et, comme à son habitude, de nombreuses citations de standards. Le trio a le sens de la dramaturgie et assez de métier pour faire monter la pression et faire bouillir les notes. Et quand ce n’est pas le leader qui s’amuse à ponctuer ses solos de citations, c’est le contrebassiste qui s’y met : « Eleanor Rigby », « Billie Jean » ou « The Pink Panther » défilent sous ses doigts. Voilà comment on met un public - déjà conquis - dans sa poche. Un concert jubilatoire et très généreux.

Pour terminer cette journée roborative, le saxophoniste Frank Deruyter a réuni autour de lui Eric Legnini (p), Bart De Nolf (cb) et Peter Erskine (dm) dans un quartette inédit afin d’en découdre avec la soul et le jazz. Et le départ se fait en force, sur des compositions originales du leader. Très vite, on atteint des sommets. Deruyter n’hésite pas à faire siffler son ténor comme ses maîtres de Philadelphie ou Detroit. La rythmique, ferme et solide, sur le qui-vive, ne laisse jamais retomber l’intensité. Erskine est aussi précis et métronomique qu’ouvert et surprenant. Legnini, très à l’aise dans ce genre d’exercice, plaque des suites d’accords étourdissants. Les morceaux s’enchaînent dans une ambiance chaude et électrique. Nul doute que cette formation ira bientôt diffuser son jazz festif un peu partout en Belgique et dans le reste de l’Europe. D’ailleurs, un enregistrement est prévu dans la foulée de ce concert. Affaire à suivre.

Peter Erskine © Jos L. Knaepen

Samedi, il fallait être là à 19h pour voir Phronesis, le groupe anglais qui fait un peu le buzz actuellement (tout comme Neil Cowley ou le plus controversé Portico Quartet). Contrairement à ses compatriotes, Phronesis semble puiser bien plus profondément dans les racines jazz et de ce fait, évite l’esbroufe. De l’énergie et de la puissance, il y en a, certes, mais elle est canalisée, utilisée à bon escient, avec intelligence. L’interaction entre les trois musiciens – Ivo Neame (p), Anton Eger (dm) et le leader danois Jasper Høiby (cb) – est la clef de la qualité de leur jazz. En effet, le show se fait avec la musique seule, sans artifice. Le batteur, très expressif, insuffle une pulsation constante, souvent aux mailloches sur les tempos soutenus, mais sa frappe peut être aussi légère et délicate que lourde et brutale ; pourtant, le dosage est toujours réussi. Les échanges entre pianiste et contrebassiste permettent des constructions instantanées de mélodies qui ne manquent jamais de mordant. Les thèmes, « Abraham’s New Gift », « Love Song » ou « Walking Dark », sont pour le moins accrocheurs et le trio les malaxe avec une facilité étonnante. On joue la surprise, les faux-départs, les changements de rythmes avec beaucoup d’habileté. Voilà un groupe qui apporte son grain de sel dans la multitude de trios piano-basse-batterie, et qu’il sera intéressant de suivre.

Avant d’aller écouter le quintette du batteur belge Mimi Verderame, petit passage par la Discovery Room pour voir Yuko, un groupe qui mêle à son folk-rock une pointe de jazz… Sympathique. Coup d’œil aussi dans la grande salle, où Mulatu Astatké fait osciller le public au rythme de son ethno-jazz lumineux. La recette est bien huilée. Le vibraphoniste, soutenu par d’efficaces souffleurs – Byron Wallen (tp) et James Arben (ts) – passe d’un instrument à l’autre – orgue et bongo – et enchaîne « Ethio Blues », « Girl From Addis Abbeba » et bien sûr, l’incontournable « Yekermo Sew ».

Retour au jazz pur jus avec Mimi Verderame (dm) qui présentait son dernier album, Wind. Deux souffleurs (Jereon Van Herzeele (ts) et Carlo Nardozza (tp)), un pianiste (Nicola Andrioli) et un bassiste (Werner Lauscher), rien de tel pour faire bouillir la marmite du hard bop. Et le quintette, tout à son affaire, déboule à toute vitesse. Le son est puissant et clair, les arrangements efficaces et les thèmes solides ; bref, de quoi rivaliser avec le top européen. On découvre un Andrioli plus alerte que jamais, déroulant les phrases avec vigueur, un Nardozza aussi puissant et tranchant qu’un Lee Morgan, et un Van Herzeele qui joue l’anguille, à la fois sensuel à la Gerry Mulligan et éclatant comme Joe Henderson. Mais le quintette ne se contente pas d’imiter ses aînés, au contraire : il donne une couleur neuve et très actuelle au hard bop, souvent délaissé au détriment de recherches parfois trop savantes. Verderame s’en donne à cœur joie et déborde même le temps qui lui était accordé. Mais personne (et encore moins le public) ne lui en tiendra rigueur, le moment était trop beau.

Tandis que l’insaisissable et iconoclaste Daniel Johnston délivre son blues-folk-rock lo-fi, on se prépare pour un final excitant : Fly Trio avec Larry Grenadier (cb), Jeff Ballard (dm) et Mark Turner (ts). Hélas, le soufflé retombe vite. Étaient-ils dans un jour « sans » ? Était-ce le fait d’être dispersés sur une grande scène ? Toujours est-il que cette fois-ci, le trio a eu du mal à convaincre. La musique, délicate, raffinée et intime, demande à être écoutée dans un lieu plus confiné. L’interaction, qui joue un rôle primordial dans ce genre de formation, semble presque absente. Chacun joue sans connexion apparente avec les autres. Les notes semblent s’évaporer dans l’espace - qui se vide peu à peu des ses spectateurs. Il y a bien quelques sursauts de Larry Grenadier (magnifique intro à l’archet sur « Kingston ») ou de Jeff Ballard (jeu tout en nuance sur « Year Of The Snake ») mais le concert ne décollera pas. La mélancolie de ce jazz de chambre est bien présente, mais la déception aussi.

On oubliera vite cette dernière note un peu amère pour retenir les excellents moments du festival, qui n’hésite pas à mélanger les genres sans succomber aux sirènes des musiques plus commerciales. On ne peut dès lors que tirer son chapeau aux organisateurs, ainsi qu’au programmateur (Michel Bisceglia) et espérer une prochaine édition toute aussi intéressante.