Scènes

Tournai Jazz Festival 2013

Seconde édition du Tournai Jazz Festival, réduit à deux jours : l’intensité était au rendez-vous. Le public aussi.


Les organisateurs du Tournai Jazz Festival apprennent vite. L’an dernier, pour la première édition, ils avaient déjà bien fait les choses. En grand. Peut-être même un peu trop grand pour un début : le BJO, Toots Thielemans, Eric Legnini, Philippe Catherine, Terez Montcalm et d’autres. Il fallait tenir le rythme pendant trois jours. Et sur la fin, on sentait le public moins assidu.

Cette année, on est passé à deux jours et on s’est limité à deux salles : le grand patio et la belle grande salle Jean Noté. Résultat : carton plein et une ambiance très festive.

Pia Salvia © Jacques Prouvost

Une fois de plus le festival a misé sur des pointures susceptibles de drainer un large public, mais on sentait les organisateurs prêts à proposer un jazz plus pointu. On a eu droit ainsi à de belles surprises et de belles découvertes.

A commencer, par exemple, par le trio de Pia Salvia. Si le grand patio qui l’accueille a des avantages (c’est un passage obligé pour le public), il a aussi quelques inconvénients (l’auditoire est un peu bruyant et pas toujours attentif). Cependant, Pia Salvia et ses deux acolytes (Maxime Berton aux saxes et Antoine Valvin à la batterie) ne se laissent pas démonter, et parviennent à capter l’attention. Il faut dire que le line-up est original : la chanteuse s’accompagne à la harpe. Le trio qui, il y a peu était encore un quartet, mélange avec élégance et personnalité le jazz et la pop. Nous avons donc droit à quelques standards et reprises, dont un magnifique « Toxic » (Britney Spears), plus des compositions personnelles qui ne manquent pas de charme (« My Soul »). Soutenue par Valvin, dont la finesse s’accompagne de surprenants éclats, Pia chante d’une voix chaude, tendance R’n’B, qui se marie étonnamment bien avec la harpe. Son jeu n’a rien de mielleux ni de cliché ; au contraire, elle donne de la force et du relief à son instrument et en tire un son très contemporain. L’univers est onirique mais aussi, parfois, très organique. Berton passe du soprano au ténor avec vélocité avant de s’emparer, avec un égal talent, de la clarinette basse. Il capte l’émotion et la renvoie avec une belle force. Un trio qui n’a laissé personne indifférent. A suivre.

François Vaiana © Jacques Prouvost

Sur la même scène, on a droit le lendemain à un autre trio : Blue Monday People. Ici aussi, et malgré le va-et-vient incessant du public, le groupe met son originalité en avant et réussit vite à retenir l’attention de bon nombre de festivaliers. Le vocaliste François Vaiana, accompagné en toute simplicité par Benjamin Sauzereau à la guitare et Lara Rosseel à la contrebasse, nous entraîne dans un petit voyage du côté de l’amour, de la haine, des gens étranges, de la bêtise humaine ou encore de l’espoir. Il faut dire que Vaiana lie les chansons entre elles par une brève histoire. « Summertime », « Plain Gold Ring » (Nina Simone), « Grandma’s Hands » (Bill Whithers), mais aussi des compositions personnelles parfois fort éloignées du jazz qui s’accordent avec intelligence. La voix est envoûtante, déchirante. La guitare de Sauzereau se fait tantôt expressive, tantôt très abstraite. Elle peut déchirer les silences comme elle peut simplement en tracer les contours. Finalement, la délicatesse du trio aura raison de l’ambiance bruyante.

Dans cet endroit, Big Noise est parfaitement à sa place ! Ce jeune groupe laisse rapidement éclater sa folie avec un répertoire bâti sur de vieux airs de King Oliver, Louis Armstrong ou Jelly Roll Morton - et les défend avec une énergie et un cœur énorme qui a tôt fait de conquérir le public. Derrière sa batterie, agrémentée de nombreuses clochettes et woodblocks, se déchaîne comme un beau diable Laurent Vigneron, dont la frappe est toute en puissance et en précision. De l’autre côté de la scène, Johan Dupont a enlevé les parures du piano droit pour laisser apparaître cordes et marteaux. Ses doigts sautillent au rythme d’un stride insensé. Les accords sont plaqués avec fermeté, les arpèges filent à la vitesse de l’ouragan. Non seulement ça joue bien, mais Big Noise « fait le spectacle » (le batteur vient jouer sur les cordes de la contrebasse (Max Malkomes), tel Gene Krupa à la grande époque du swing). Raphaël D’Agostino, à la voix et à la trompette (pardon, au piston !) harangue la foule, lui fait taper dans ses mains, reprendre les refrains, et même danser frénétiquement. Son chant sûr et puissant ne faiblit jamais. Il se donne à fond. Big Noise, qui porte bien son nom, fait passer une excellente soirée à plus d’un spectateur. Ecoutez donc le disque (sorti chez Igloo), juste pour vous faire une toute petite idée de ce que cela donne en concert.

Big Noise © Jacques Prouvost

Voilà pour le grand hall d’entrée. Dans la belle Salle Jean Noté, noire de monde (elle peut accueillir plus de 800 personnes) c’est d’abord le duo Bojan Vodenitcharov / Steve Houben qui présente son deuxième disque, Dark Scales. Ici, l’ambiance est bien plus sobre. Il faut dire que la musique est exigeante. Basée sur des improvisations et des compositions personnelles du saxophoniste ou du pianiste, elle mêle au jazz la musique néo-classique, ou de chambre, ou encore contemporaine. Introvertie ou au contraire éclatée, elle est certes cérébrale, mais n’en reste pas moins attirante et étonnante. Chaque musicien semble y trouver de petites plages de liberté pour improviser de plus belle et construire des mélodies sur des grilles souvent complexes. Le toucher franc de Bojan Vodenitcharov évoque Stravinsky ; la sensation est étrange, il y a là autant d’inconfort ou de malaise que de luminosité et de légèreté. Quant à Steve Houben, il fait chanter ou bien doucement pleurer son sax. On dirait que tout sa vie passe par là, avec ses joies et ses peines. On passe plus d’une heure hors du temps.

Richard Galliano © Jacques Prouvost

Richard Galliano vient ensuite rendre hommage à Nino Rota. La musique de ce dernier est unique - on la reconnaît dès les première notes. On y devine toute l’Italie de Fellini, de la Strada à la Dolce vita. Un monument ! Est-ce pour cette raison que Galliano semble avoir peur d’y toucher, de lui manquer de respect au point de la jouer quasi telle qu’on l’a toujours entendue ? Bien sûr, tout est parfaitement exécuté et les musiciens qui l’accompagnent sont d’une qualité exceptionnelle (soulignons le clarinettiste, par exemple), mais tout cela est un peu attendu. On attendrait un peu plus de personnalité, un point de vue, de la part de l’accordéoniste. Las, peu de surprises viennent aiguiser un concert très propre et très professionnel, qui ravit d’ailleurs une bonne partie du public.

De surprises, par contre, il en sera question avec le quartet de Manu Katché. Son dernier disque était de très bonne facture, mais un peu trop soigné, produit ; au contraire, le concert est explosif. On le disait de mauvais humeur - il avait perdu ses baguettes - mais sur scène, on le retrouve souriant, heureux et plus énergique que jamais. L’autre belle surprise est que le trompettiste Nils Petter Molvaer – qui figure sur l’album mais devait être remplacé pour la tournée par Luca Aquino – est bien présent à Tournai. Et ce soir, il swingue comme rarement. Bien sûr, il joue sur les nappes atmosphériques et autres bidouillages électroniques, mais les délaisse la plupart du temps pour groover avec le batteur ou le très volubile Tore Brunborg (au sax, lui aussi trafiqué). Les morceaux s’enchaînent avec fougue et sont propices à de jolies improvisations musclées. Toute cette belle énergie serait-elle due à la présence de Jim Watson qui, à l’orgue Hammond, apporte une chaude touche de soul music ? C’est probable. Ce claviériste anglais au jeu souple et vif est capable de faire dévier la musique à tout moment ou de l’emmener dans des « tournes » à n’en plus finir. A part un seul long solo de Manu Katché, démonstratif mais exceptionnel, aucun des musiciens ne tire la couverture à lui. Chacun est au service de l’autre et l’esprit général est résolument à la fête. Résultat : l’un des meilleurs concerts de Manu Katché que l’on ait entendu depuis pas mal de temps, et l’un des meilleurs moments du week-end.

Manu Katché © Jacques Prouvost

Dernier concert, très attendu par les festivaliers (on affichait sold out depuis plusieurs jours) : Ibrahim Maalouf. Rappelons qu’il s’agissait en effet de son unique concert en Belgique ! Pourtant, son sextet compte deux musiciens « locaux » : François Delporte à la guitare et Xavier Rogé à la batterie.

Comme Ibrahim Maalouf l’annonce en arrivant sur scène, il y aura du jazz… (un peu), et du rock… (beaucoup). Car le cœur et l’histoire du trompettiste balancent entre les deux. Il explique d’ailleurs longuement - parfois trop -, entre chaque morceau, ce qui a inspiré ses compositions. Souvent il s’agit de souvenirs d’enfance, de ses séjours dans son Liban natal, de guerre et de folie des hommes. Normal, dès lors, que la rage se fasse sentir au détour de mélodies empreintes de nostalgie. Soutenu par une rythmique très efficace, le trompettiste brouille les pistes en passant des plaines des Balkans aux rivages de l’Afrique du Nord, ou en intégrant des airs de bossa (« Maeva In Wonderland ») avant d’invoquer le rock de Led Zepplin. Frank Woeste, au Fender Rhodes, distille avec virtuosité quelques mélodies qui lorgnent un peu vers le classique avant d’entrer en compétition ouverte avec la guitare de Delporte ou la basse furieuse de Laurent David. Maalouf pousse alors le groupe à jouer plus intensément, plus vite et plus fort. Mais quand l’heure est à l’introspection, la trompette quarts de tons de ce Franco-Libanais trouve parfaitement sa place (sur « Lily » par exemple). Showman, adorant raconter des histoires, il n’hésite pas à demander au public de chanter avec lui. Et tout le monde s’y met. En rappel, il nous offre, en duo avec Delporte, un délicieux avant-goût de son récent album, Wind, enregistré avec Larry Grenadier, Clarence Penn et Mark Turner et qu’il défendra ce printemps un peu partout en Europe.

Ibrahim Malouf © Jacques Prouvost

Après cette débauche d’énergie et d’échanges solides, le public délaisse un peu le dernier concert du festival pour prendre d’assaut le bar. C’est ainsi que Mister Dumont propose sa mixture électro-jazz, pourtant très bien cuisinée, dans une indifférence quasi totale, et que le chanteur Chuck Hargrove, qui a la voix et le charisme d’un Barry White, échoue à rappeler sur le devant de la piste des spectateurs trop occupés à échanger autour d’un verre leurs impressions d’un festival qui a tenu toutes ses promesses.