Portrait

Brussels Jazz Orchestra : le Sounds nouveau !

Frank Vaganée, un des fondateurs du Brussels Jazz Orchestra, raconte les débuts du BJO au Sounds d’Ixelles


BJO à ses débuts

A l’occasion de la renaissance du Sounds, club emblématique de Bruxelles et alentours, retour sur le Brussels Jazz Orchestra qui y a fait ses premiers pas il y a trente ans avec Frank Vaganée, qui en fut un des fondateurs, et qui en est resté une des chevilles ouvrières. Un témoignage sur ce pan de l’histoire d’un club et d’un orchestre.

- Quel a été votre sentiment lorsque vous avez appris la réouverture du Sounds ?

Quand j’ai entendu qu’il avait été vendu, j’ai d’abord pensé que c’était la fin du Sounds, qu’il avait été vendu à un agent immobilier. Mais Sergio a trouvé des gens qui voulaient reprendre ce club avec l’envie d’en faire quelque chose d’artistique. J’ai appris la bonne nouvelle lorsque Joachim Caffonnette [1] a pris contact avec nous pour venir y jouer. J’ai été surpris et heureux. Il faut dire que le BJO a une histoire là-bas. J’ai été ému de redécouvrir l’affiche que Sergio avait faite lui-même, à la main, avec une photo du premier concert du big band. Cela m’a rappelé plein de souvenirs.

- Tout a commencé au Sounds ?

Fin 1991, l’orchestre de jazz de la BRT a été définitivement dissous. C’était le dernier orchestre « national » de jazz en Belgique. Kurt Van Herck, Serge Plume, Marc Godfroy et moi y jouions souvent, en tant que remplaçants. C’était une « école » formidable. A l’époque, il y avait aussi l’Act Big Band de Michel Herr : ils étaient seize, mais il y avait beaucoup plus de musiciens qui étaient intéressés pour jouer en big band. On a eu l’idée avec Bo Van der Werf de fonder un orchestre. On a utilisé comme base l’octet d’Octurn et on a cherché d’autres musiciens pour compléter le band. À Laurent Blondiau, on a ajouté trois trompettes : Serge Plume, Michel Paré et Gino Lattuca. Il n’y avait pas de trombones dans Octurn, on a engagé Jan de Baker, Phil Abraham et Jack Koenen, un Hollandais qui venait de Maastricht. Côté saxophonistes, il y a avait Bo, Bart Defoort, Jereon Van Herzeele et Ben Sluijs qui étaient déjà dans Octurn et moi comme lead altiste. La section rythmique venait aussi d’Octurn : Félix Simtaine à la batterie (dm), Ron Van Rossum (p) et Piet Verbiest (cb). C’était le tout premier line-up : un Octurn XXL.

Frank Vaganée © nc

- Qu’est-ce qui vous a poussé à aller jouer au Sounds ?

Je me rappelle avoir fait une réunion là-bas avec les musiciens de base, et le tout premier concert était au Sounds. C’est devenu un rituel. Chaque mardi, on se retrouvait à 19 heures. On répétait, on voyait ensemble les partitions, on s’organisait. Et à 22 heures, on jouait. Deux sets. Pendant deux ans, chaque premier et troisième mardi du mois, nous étions là. Par la suite, nous jouions une fois par mois au Sounds et une fois au Damberd à Gand. On a pu jouer au Middelheim en août 93 (on avait commencé en mars 93), sur la Groenplaats, dans le centre d’Anvers.

- Au Sounds, c’était un work in progress.

Au début, on jouait des arrangements qui existaient déjà. On achetait ou on copiait. C’étaient surtout les arrangements de Thad Jones ou Bob Brookmeyer. Cela nous permettait d’apprendre beaucoup. La première fois que l’on a joué une composition écrite pour nous, c’était en 1995 ; elle venait de la plume de Bert Joris. C’était un morceau pour conclure notre set. Un thème très rapide qui s’appelait « Warp 9 ». Ensuite, Kris Defoort, qui avait écrit pour un groupe du Kaai (autre lieu mythique bruxellois qui a vu naître Nasa Na et Aka Moon) nous a offert le morceau.

- C’est important pour des musiciens de jouer dans un big band ? Qu’est-ce que cela apporte ?

Pour moi et pour beaucoup de musiciens de jazz, c’est important pour devenir un musicien complet. Quand tu vois l’histoire du jazz, pratiquement chaque jazzman a joué une partie de sa vie en big band. Miles, Coltrane, Cannonball, Parker… Tous les grands, au début de leur carrière. On apprend beaucoup en big band. On est tous individualistes en jazz, on est tous solistes. En big band il faut penser « groupe ». Il faut s’intégrer, jouer ensemble pour avoir un « blend », pour que les instruments se mélangent et ne fassent qu’une voix.

- Trouver le son et avoir quelque chose de neuf à proposer, cela demande du temps.

C’est pour cela qu’il faut jouer souvent. Chaque musicien doit laisser de la place pour les autres. Être un bon soliste, c’est la cerise sur le gâteau. Le premier truc, c’est de trouver sa place. Moi en tant que lead, je trace un peu la voie. Pour les saxes, mais aussi pour les autres sections. Quand je joue piano ou forte, tout le monde doit être au diapason. Après trente ans, on commence à se connaître. On sait où se situent les qualités de chacun. Maintenant, quand j’écris, je sais ce que je peux obtenir du musicien. Un peu comme Duke le faisait pour Johnny Hodges ou Paul Gonsalves. Je fais ça pour Serge Plume, par exemple, qui a des capacités extraordinaires dans l’aigu. Je sais combien de mesures je peux lui proposer. Je sais qu’il est capable de les jouer.

- Quand des nouveaux arrivent ou quand vous travaillez avec des invités, c’est un renouvellement ?

Depuis dix ou quinze ans, on essaie de trouver des combinaisons avec des solistes renommés, mais aussi de s’ouvrir à d’autres arts comme le cinéma ou la bande dessinée, ou d’autres styles, comme le tango ou le flamenco. L’idée est d’utiliser les qualités du band et d’ouvrir le champ. Le jazz est une niche. Et le big band est une niche dans une niche. Il faut penser pour un plus large public si on veut jouer beaucoup. On veut élargir l’audience, alors on mélange les genres avec des invités venus d’ailleurs. L’autre raison est surtout artistique, bien sûr. Chaque musicien est impliqué dans le projet. Être au service d’autres musiques et d’autres arts, il faut pouvoir s’y retrouver. Cela donne des idées aux musiciens mais aussi aux organisateurs qui demandent toujours autre chose ! Le big band seul, ce n’est pas toujours assez pour eux. On invite donc des solistes et on travaille sur leurs propres arrangements. On a fait ça dernièrement avec Ambrose Akinmusire sur des arrangements de Jim McNeely. L’autre partie du travail du BJO est de créer de la nouvelle musique. On travaille, par exemple, avec des enfants et on pense aussi à collaborer avec un DJ, des rappeurs et des chanteuses pour toucher un public plus « jeune » ou nouveau. On veut pouvoir aller sur d’autres scènes que le jazz. Nous avons, par exemple, un projet avec le joueur de qanûn irakien Oussama Abdulrasol et la chanteuse libanaise Jahida Wehbe. Leur musique est arrangée par des membres du big band. Au-delà du côté artistique, cela nous permettrait de mettre un pied dans les festivals world, par exemple.

- Vous pensiez que le BJO allait évoluer de cette façon au départ ?

On était jeunes, pleins d’énergie. On était naïfs aussi. L’idée de départ n’est plus la même, tout a évolué. Depuis 1999 nous sommes subventionnés par le gouvernement flamand. On est libre mais on a un cahier des charges à remplir. Et puis si nous avions continué à jouer du Thad Jones et autres, nous n’aurions plus existé après trois ans. Tout le monde fait ça et, à New York, il y a un orchestre qui fait ça mille fois mieux que nous. Nous, nous devons trouver notre son et notre personnalité.

affiche du Sounds © Jacques Prouvost

- Au début, au Sounds, le BJO amenait du monde ?

Il y avait des ups and downs. Au début c’était plein. Mais il est arrivé que l’on joue aussi pour trois personnes… toujours les mêmes, d’ailleurs. Dans ces moments-là, Sergio n’était pas de bonne humeur ! Nous, on ne jouait pas pour l’argent et on était défrayés. C’était 8000 francs belges à l’époque, soit 200 euros pour tout le band ! Mais au moins on pouvait jouer régulièrement et travailler notre musique. On a demandé, après un an, si on pouvait avoir des tickets boissons pour les musiciens, car on payait toutes nos consommations nous-mêmes. Sergio a finalement accepté de donner des tickets boissons… mais le band était alors payé 6000 euros ! (rires). Mais on pouvait jouer et le club était connu.

- Y avait-t-il d’autres endroits à Bruxelles ou en Belgique où l’on pouvait profiter de ce genre de « résidence » ?

Peu. On avait pensé à jouer au Kaai, mais c’était trop petit pour un big band. On a pensé aussi au Travers. Au Sounds, on était serrés, mais ça allait. Il y a peu d’endroits actuellement pour ça. Dans les grandes villes en Europe, il y a au moins une adresse où un big band peut jouer une fois par mois : à Cologne, à Amsterdam ou le Paradox à Tilburg. A Anvers il n’y a pas vraiment d’endroit. A Bruxelles, il y a avait le Bravo à l’époque. Avant la crise du Corona, on répétait au Werkplaats Walter ou au Rink à Anderlecht, près de l’académie. On y a enregistré des concerts pour nos réseaux sociaux. On n’a pas de lieu fixe. On veut aussi donner des opportunités aux jeunes compositeurs, jeunes solistes et arrangeurs avec le projet « The Future Is Now ». Mais la question existentielle, maintenant, est de voir comment le BJO va évoluer. On n’est pas éternel. On est une ASBL subventionnée, cela devient presque une « institution ». Je suis la figure artistique du projet. Actuellement, le gouvernement flamand subventionne des structures, des ensembles et pas nécessairement des personnalités artistiques. On a trente ans. L’âge moyen de l’orchestre est de cinquante ans. On doit savoir comment renouveler les « cadres » (rires) !

par Jacques Prouvost // Publié le 31 octobre 2021

[1Note de l’auteur : pianiste de jazz, ex-président des Lundis d’Hortense, Joachim Caffonnette a repris les rênes de l’ASBL Sounds Live avec Fanny De Marco et Emmanuel André.