Chronique

Cecil Taylor

The Complete Remastered Recordings On Soul Note

CamJazz poursuit son précieux travail de réédition des labels italiens Black Saint et Soul Note, officines respectivement créées en 1975 et 1979 et vouées à l’enregistrement de l’avant-garde jazz.

Ce coffret de 5 CD, consacré à Cecil Taylor, est issu du catalogue Soul Note. Lester Bowie, Paul Motian, George Russell, Bill Dixon, Charlie Haden, Enrico Pieranuzi, Enrico Rava et Henry Threadgill font l’objet de réapparitions similaires chez CamJazz.

Au côté de Thelonious Monk, Cecil Taylor est probablement le pianiste qui a le plus marqué le jazz des cinquante dernières années et les musiques improvisées afférentes. Cecil Taylor, qui fêtera ses 82 ans en mars, a changé le cours de l’histoire de son instrument, au même titre que Jelly Roll Morton, Duke Ellington et Bud Powell. Parallèlement au saxophoniste texan Ornette Coleman, il est considéré comme l’un des pères fondateurs du free jazz.

Winged Serpent (Sliding Quadrants), album studio sorti en 1985, voit Cecil Taylor à la tête d’une formation transatlantique, le dénommé Orchestra of Two Continents qui réunit une élite d’artilleurs de premier choix : Enrico Rava et Tomasz Stanko (tp), Jimmy Lyons (as), Frank Wright (ts), John Tchicai (ts, bcl), Gunter Hampel (bs, bcl), Karen Borca (bassoon), William Parker (b), Rashied Bakr et André Martinez (dr). Tous les musiciens, Taylor compris, sont crédités de voix, telles qu’on peut les entendre sur le tribal « Cun-Un-Un-Un-An », dans la lignée des invocations primitives de l’Art Ensemble de Chicago.

Les quatre plages sont d’une redoutable densité. Taylor, comme à son habitude, ne lâche rien, et mène ses mercenaires au combat avec une effarante précision, une main d’acier qui lui permet de garder en permanence le contrôle de sa musique. Ce monstrueux Winged Serpent vaut presque à lui seul l’achat du coffret. Cet album est le dernier à réunir le pianiste et son fidèle et dévoué saxophoniste, le génial Jimmy Lyons, mort prématurément d’un cancer en mai 1986. C’est un mois avant cette disparition qu’est enregistré Olu Iwa, lors de deux concerts à Berlin. Le disque sera d’ailleurs dédié, à sa publication, à la mémoire de Lyons. Sur la première plage, le Cecil Taylor Unit alors en action est formé par Earl McIntyre (tbn), Peter Brötzmann (ts et tarogato), Franck Wright (ts), Thurman Barker (marimba, perc), William Parker (b) et Steve McCall (dr). Hormis une apparition, certes atomique, à la demi-heure de jeu, les cuivres restent plutôt discrets. Tout au long de ces cinquante minutes, Taylor mène la danse. Piano et marimba se livrent surtout ici à un exercice d’intrications complexes, soutenus par une rythmique impeccablement sèche et nerveuse. La musique s’étire, procède par circonvolutions. La rapidité et la fluidité de Taylor sidèrent. Les notes semblent être jetées en l’air par brassées entières avant de retomber au sol et d’y laisser l’empreinte d’arabesques tracées au laser. Un moment d’anthologie.

Sur la deuxième plage, il s’agit d’un quartet sans cuivre au sein duquel on retrouve le même personnel rythmique, ainsi que Barker au marimba. La musique y est, en comparaison, un peu plus erratique, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne nécessite pas l’attention extrême de l’auditeur désireux d’en apprécier la valeur. For Olim témoigne d’un solo capturé lui aussi en avril de la même année, lors du même Workshop Freie Music 1986, festival de musique improvisée du label berlinois FMP. Chose assez rare chez Cecil Taylor, on est ici en présence de morceaux courts, excepté le titre éponyme. Deux compositions du pianiste descendent même sous les deux minutes, ce qui pourra faciliter aux profanes l’approche de cette musique extrêmement aventureuse et radicale.

Enfin, sous le titre Historic Concerts, deux disques ont valeur de documents. Enregistrés fin 1979 à New York, ils restituent l’association de Max Roach et Cecil Taylor, et ce pour la première fois de leur carrière. Les deux albums Soul Note comprennent deux longues improvisations, sobrement intitulées « Duets ». Elles sont précédées d’un court solo de chacun des musiciens. Une fois encore, la musique est d’une monstrueuse intensité. Le jazz en sort essoré et l’heureux auditeur.

En bonus : une interview d’un quart d’heure des deux artistes. Il faut entendre la voix unique de Cecil Taylor. C’est déjà de la musique. A propos de ce concert, le pianiste parle « d’un accomplissement majeur de [sa] carrière ». Entre géants, on s’échange des mots d’admiration, on évoque quelques légendes. Leur concert ? Max Roach : « Nous n’avons pas eu besoin de répéter (…) Quand tu joues avec Cecil Taylor, tu as juste à te servir de toute la palette de ton instrument et de ton imagination. » Cecil Taylor résume leur rencontre : « Magic, magic ! »

Seul bémol à ce coffret CamJazz : aucune gâterie dans la boîte. Les disques sont certes livrés dans des fac-similés de pochettes originales, mais rien de plus. Pas de livret, photos ou notes en sus. En contrepartie, le prix est largement en-deçà de ceux pratiqués habituellement pour ce genre d’objet. Il reste évidemment la musique. Et là, c’est du gros calibre.